31.7.20

Minami

Du premier étage côté fenêtre je prends mon café viennois, sans sucre depuis cette semaine, non parce que je fais un régime, mais parce que la crème est déjà sucrée et l'amertume du café noir contraste mieux avec elle ainsi. Et une demi tranche de pain de mie beurré. Mais pas n'importe quelle demi tranche. Quatre centimètres d'épaisseur au moins. Grillée à point. Avec juste ce qu'il faut de beurre. Un « morning » ponctué de « comme d'habitude Monsieur Helary ? », avec des sourires et tout le tralala.

Plein de choses à dire ce matin. Mais c'est un peu comme tous les matins en ce moment. Je bous du plaisir de vivre. Apprécions tant que ça dure.

Côté fenêtre. Parce que c'est mieux quand il y a des fumeurs dans la salle, je peux ouvrir la fenêtre pour faire circuler l'air. Ici, on fume. Autant les papis qui crèvent à l'idée de se choper le virus en tournant les pages sexy de magazines qui ne valent pas le prix du papier sur lequel ils sont imprimés que la femme en noir qui me tourne le dos et avec qui j'aurais bien échangé un instant, des mots légers qui restent dans l'air juste le temps d'être effleurés, pour imprimer au fond de mon œil l'élégance des traits de son visage et la finesse de ses mains quand elle porte la tasse à sa bouche. Mais il y aura d'autres matins.

Claire est déjà venue ici, lors d'un bref passage au Japon. Je lui ai parlé de la fleuriste qui avait ses habitudes ici, et qui ressemblait aux femmes dont parle Brel, des femmes qui te font tourner le sang dans la tête si vite qu'un regard suffit pour tout oublier de ta journée à peine commencée.

Lionel aussi est venu. Avec Lionel on a parlé de cafés (il aime les cafés aussi et il a bien plus le choix à Tokyo que moi ici) et on a parlé de la fraicheur des poissons, à la Astérix, et il était bien d'accord. Mes poissons d'ici sont plus frais que les siens à la capitale. Et le reste aussi. Et moins cher tant qu'on y est.

Si j'arrive assez tôt, j'ai le plaisir, pas sadique, juste anthropologique, de voir passer juste sous mes yeux les « soumis » en chemise blanche et pantalon noir, et les femmes, insoumises pour la plupart, puisqu'elles refusent depuis deux générations de faire les gosses que le pays et les imbéciles demandent à grands cris.

Je n'en dirais pas plus sur la soumission supposée de l'Homo Japonicus. Le Diplo vient de publier 2 pages de conneries savantes à ce sujet en réaction desquelles j'ai failli perdre ma journée hier en écrivant une « réponse » qui n'aurait servi à rien. Mais permettez-moi de résumer ma théorie sans citer ni Rousseau ni Barthes (le monsieur le fait très bien mais se trompe).

La langue, c'est deux choses. C'est le brin d'herbe qui pousse entre deux dalles de béton et qui se fout bien de ce qu'on pense d'elle. Elle n'a pas non plus besoin de savoir qu'il y a un autre brin, un peu plus loin. Elle pousse, dans tous les sens, et dans tous les sens du terme. Et c'est les deux dalles qui crèvent sous la chaleur et qui savent très bien que même à deux, ou à trois, ou à mille, qu'elles n'en ont pas pour longtemps avant que la poésie les emporte.

28.7.20

Pourriture

C'était en 2000. Dans la dernière semaine de mon contrat avec le gouvernement local. Je préparais mon déménagement. Je me souviens de ce coup de fil. C'était un collègue Turc qui bossait à Shimonoseki. Il avait entendu dire que je travaillais dans une association de bénévoles en rapport avec le Cambodge et en avait parlé à une de ses amies. L'amie était Canadienne d'origine Cambodgienne et je l'intéressais. Il m'a donné son numéro de téléphone et je l'ai appelée le soir même. Je m'en souviens encore.

J'étais au milieu des cartons. L'appart était presque vide. Je devais passer une partie de l'été en France après un détour par Bangkok d'où je prendrais l'avion pour Battambang. Là-bas j'avais prévu de passer deux semaines dans un orphelinat que je connaissais, à jouer avec les enfants et à aider l'équipe à rédiger leurs rapports en anglais.

Mon premier séjour datait de 98. J'aimais beaucoup ce lieu. À l'époque les Khmers Rouges étaient encore dans les montages à la frontière thaïlandaise, donc à quelques kilomètres seulement. On parlait souvent des mines anti-personnel qui restaient dans les champs ou dans les sentiers de campagne. Il était déconseillé de s'éloigner des routes fréquentées.

Ce qui m'attachait le plus à ce lieu c'était les enfants. Ils m'enseignaient le nom des plantes et moi je leur faisais réviser leurs tables d'additions. On avait peu de mots communs, mais on se débrouillait.

Et j'imaginais mon père, orphelin après la guerre dans un lieu similaire, ou pas, mais dans la même détresse d'avoir perdu ses parents, à 9 ans, et de se demander comment passer le reste de ses jours, sans les personnes qui l'avaient aimé. Je ne peux pas imaginer sa souffrance, mais je sais qu'il n'y a pas un instant où il ne l'a pas portée. Et je sais qu'il continue de la porter maintenant, peut-être différemment, alors qu'il a plus de deux fois l'âge que son père avait quand celui-ci est mort.

L'orphelinat, c'était une manière de payer ma dette à papa. J'étais parti du domicile familial en 93, sur une dispute, et ça faisait 7 ans que je ne l'avais pas vu. Que je ne lui avais pas parlé. Alors je me disais que si je pouvais faire même un tout petit geste pour ces enfants, c'étais quelque chose qui, d'une manière ou d'une autre rendrait plus douce la vie de l'enfant que papa avait été.

Ce n'est pas de ça que j'ai parlé ce soir là avec Sareth. Mais on a parlé pendant des heures. Sans s'arrêter. Je ne pense pas qu'on a parlé jusqu'à l'aube, et puis j'avais mon départ à préparer. Alors on a raccroché et on s'est promis de se retrouver au retour, en vrai, peut-être à Shimonoseki, peut-être à Takamatsu.

Je suis tombé très amoureux de Sareth. Et je pense qu'elle aussi était amoureuse de moi. Mes 3 ans de contrat dans l'administration japonaise s'étaient passés très mal. J'avais quitté le bureau profondément déprimé. J'avais des hallucinations parfois, des espèces de dédoublement de la personnalité pendant lesquels je voyais des scènes d'une violence pénible qui se superposaient aux visages des personnes auxquelles je parlais. Ça demandait un effort considérable de concentration pour avoir une conversation normale et j'en sortais toujours épuisé et profondément dérangé.

Ma rencontre avec Sareth a eu donc lieu à un des pires moments de ma vie. Et si la passion et les douleurs sont encore enfouies quelque part, la scène que je revois aujourd'hui c'est celle d'un soir où la nuit était bien avancée. J'avais dû boire beaucoup. Je l'ai appelée. On a commencé à parler, ou plutôt je parlais et elle m'écoutait, elle rigolait parfois. Et à un moment je lui ai dit quelque chose comme ça : Le monde c'est de la merde, mais finalement le principe de vie vient de là aussi. Les vers qui se nourrissent d'excréments et qui se transforment en mouches font autant partie de la pyramide de la vie que le reste, qui lui aussi se nourrit de pourriture, de décomposition.

Je pense que cette image venait directement des toilettes à l'ancienne de la baraque dans laquelle je vivais alors. J'avais une vision très claire de ce qui se passait dans la cuve quand j'étais assis sur le bassin.

Je lui disais ça, émerveillé d'avoir fait une telle découverte. Je me souviens de la rue dans laquelle j'étais, du bar dont j'étais sorti, dehors, à essayer de tenir droit, je parlais fort, en anglais, je me sentais bien.

Depuis, je sais, biologiquement parlant, que la décomposition des matières végétales et animales c'est l'essence du cycle de la vie sur terre. Je le sais parce que j'essaye de cultiver un petit champ sur une île à une demi-heure de la côte. Je le sais parce que c'est un sujet de recherche sur la capture du carbone atmosphérique. Je le sais parce que c'est quelque chose que les générations d'avant savaient et que le consensus moderne nous a fait oublier, parce que c'est plus facile de pourrir nos champs à coups d'engrais chimiques et des merdes de l'industrie pharmaceutique.

On remarque ici le glissement de sens. Pourriture et merde n'ont guère un sens positif. La merde c'est ce qui ne sert à rien, qui pue. La pourriture aussi. Les choses qui se décomposent ne sont pas vues comme le début, la fin ou une partie d'un cycle, mais comme quelque chose hors cycle. Quelque chose qui n'a plus sa place dans le déroulement de nos vies artificielles, quelque chose qu'on essaye le plus possible d'artificialiser en contrôlant la totalité des étapes, de la vie, à la mort sociale qui arrive bien avant la mort biologique mais qui est bien plus cruelle. Tout tend à devenir hors-sol, et les déchets sont brûlés dans un feu non pas purificateur mais vicieusement destructeur.

Aujourd'hui, quand je pense pourriture ou merde, je pense BHL, ou Zemmour. Je pense Macron et Castaner, Lallement aussi. Je pense Valls, et Hollande, et tant d'autres noms.

Je pense à ces voleurs du terreau qu'est l'humain. Je pense à ces voleurs de vie sur les corps desquels je souhaite qu'aucune mouche ne ponde, pour être sûr que leurs restes ne polluent aucune terre.

Après cette année je n'ai plus jamais revu Sareth. Mais je sais que je suis guéri. Parce que ces scènes d'une violence à faire vomir, elles ne sont plus dans ma tête. Elles sont partout et je ne suis plus le seul à les voir.

17.7.20

Feuille de toutes les couleurs

Je n'ai pas l'angoisse de la page blanche parce que je peux changer la couleur de ma page à volonté. Donc si je n'arrive pas à écrire c'est simplement parce que je n'ai pas envie de le faire. Certains jours je sens quelque chose qui m'empêche d'avancer. Mais ce n'est pas seulement pour l'écriture, c'est pour tout. Je ne peux rien faire.


J'ai travaillé samedi. Je suis parti à 11h de la maison et je suis rentré vers 18h30. Je crois me souvenir qu'il y avait eu une petite friction le matin et une autre le soir ce qui fait que finalement je me suis couché vers minuit, un peu plus tard que d'habitude. Dimanche matin je me suis quand même réveillé vers sept heures et j'ai commencé à ranger et à faire le ménage.


La chose qui me gênait le plus c'était la saleté du parquet. Ce n'est pas un parquet, c'est une couverture en lino qui doit être assez vieille maintenant. Je ne crois pas me souvenir qu'elle était aussi sale quand on est rentré dans l'appartement, en mars dernier, mais aujourd'hui il y avait clairement des espaces noirs de crasse à travers lesquels les pieds des chaises avaient creusé jusqu'à la couleur d'origine.


J'ai commencé à frotter avec du bicarbonate de soude un peu dilué et ça a marché, alors j'ai continué. J'étais donc à quatre pattes avec une serpillière comme on en trouve beaucoup au Japon, prédécoupée de 10 cm sur 20, à frotter d'une main puis de l'autre puis des deux puis à changer encore. Le bicarbonate de soude n'a pas d'odeur. Il n'abîme pas les mains non plus. C'était donc un plaisir de voir que mes efforts avaient un vrai effet.


À un moment où je frottais à côté du canapé à quatre pattes et à transpirer sous mon T-shirt, Noriko était assise sur le même canapé. Elle travaillait où elle regardait Internet ou je ne sais quoi, et moi je frottais donc à ses pieds sans m'arrêter, sans la regarder, les yeux fixés sur la serpillière et sur le lino qui s'éclaircissait en dessous.


Je me suis mis à réfléchir à cette image. Quelqu'un frottant un parquet devant quelqu'un assis sur un canapé. Et je me suis demandé dans quel contexte cette image était acceptable ou avait pu l'être, dans quels lieux et dans quels temps.


A posteriori, maintenant que j'écris ces lignes, je repense à la scène du lavement des pieds par Jésus que j'ai d'ailleurs transposé involontairement en Jésus qui lave les pieds de Marie-Madeleine.


J'ai un petit peu parlé de cette scène la semaine dernière lors d'un cours de français, je ne sais plus bien pourquoi. Dans ce groupe, on travaille sur l'Étranger de Camus dans la seconde partie duquel les références à la religion sont omniprésentes. Alors j'ai du bifurquer à un moment...

16.7.20

Je, tu, elle

J'ai trouvé un livre intéressant en japonais qui s'intitule « Langue des femmes et langue japonaise » (女ことばと日本語) dans ma librairie préférée, cachée derrière le poste de police dans la voie couverte, en face du cinéma Soleil. Le livre aborde la question de la formation de l'identité féminine à travers le langage et les choix qui sont offerts à la femme ou qui ne lui sont pas offerts.


Je parlais justement de ceci avec des élèves, il y a deux ou trois semaines, au sujet de la traduction du « je » de Meursault dans l'Étranger. On avait discuté de l'utilisation du pronom « boku » alors qu'en français, que ce soit un homme ou une femme, les deux utilisent « je » sans qu'il n'y ait aucune confusion possible.


Le choix du traducteur, un homme qui a vraisemblablement travaillé sur le texte vers la fin des années 40 (l'Étranger est publié au Japon en 1951) et qui a donc vécu la transformation du japonais à la fin de la guerre, semble refléter un choix ou le pronom « boku » était entre autres choses la marque d'une opposition entre des choix inaccessibles aux femmes et des choix accessibles aux hommes.


Pour un jeune lecteur contemporain, le pronom « boku » rappelle la pratique qui existe dans les jardins d'enfant et les écoles primaires ou les enfants sont habitués dès leur plus jeune âge à dire « boku » pour les garçons et « watashi » pour les filles qui alors, sans le savoir, sont condamnées à parler poliment, parce que c'est comme ça que les femmes doivent parler. 


Une fois arrivés au lycée ou dans d'autres circonstances les hommes également auront la possibilité d'utiliser « watashi », alors que les femmes n'auront jamais la possibilité formelle d'utiliser « boku », ce qu'un jeune banquier que j'ai retrouvé ce matin dans mon café favori m'a confirmé : au bureau il a le choix entre au moins trois pronoms en fonction des circonstances alors que ses collègues féminines, elles, ne l'ont pas.


Et puis il y a un troisième aspect, qui est certainement prévalent pour des personnes d'une certaine génération, qui est que le pronom « boku », issu du kanji 僕 a été apparemment créé à l'époque de Meiji par des étudiants pour se dénommer eux-mêmes, et c'est pour ça qu'on trouve, en tout cas que j'ai trouvé à ma grande surprise, des gens d'un niveau intellectuel élevé et d'un certain âge utiliser ce pronom pour leur « je ».


Cette multiplicité des références (qui partagent cependant l'exclusion de la femme) fait que le lecteur japonais a une image de Meursault qui est somme toute très différente de celle qu'en aura le lecteur français.


Le « je » français n'a pas le moyen de faire une distinction entre un Meursault dont le discours est remarquablement neutre et rationnel (surtout dans la seconde partie) et un Raymond plus assertif par exemple, alors même que dans les scènes de la seconde partie on pourrait envisager un changement de registre et un passage à un « watashi » plus formel devant le juge où même le prêtre, mais une lectrice japonaise identifiera très clairement l'opposition entre un « boku » exclusivement masculin et un « watashi » poli qu'elle aura appris à utiliser dès son plus jeûne âge.

12.7.20

L'Espagnol

(avril 2016)


Le premier ministre aboie mais l'Histoire l'ignore

Elle le laisse à ses frasques

Manipulateur minoritaire, opportuniste pseudo-socialiste

Allègrement, sans répit, avec l'énarque

Il crache au visage des gens, il méprise

Il viole la République qui ne l'a jamais cru

Il se croit éternel, mais finira

Comme tous les menteurs, tous les usurpateurs

Tous les cyniques, tous les voleurs de rêves

Au caniveau du monde


Le vent morbide qu'il sème ammêne les nuages sombres

Pleins des horreurs qu'on croyait impossibles

La pauvreté la haine, la rage le désespoir

Font voir leurs crocs puissants

Mais noirs qui déchirent les âmes

Les amis faciles, les collabos, les loyalistes aveugles

Qui oublient que le Peuple est le seul souverain

Tomberont sans gloire, eux aussi et pourriront rictus au lèvres

Sur les bas-côtés des chemins que seuls les vils empruntent

10.7.20

Réduire la voilure

Plus de vingt ans d'overdose d'internet. Vingt-trois ans pour être précis. Vingt-trois ans pendant lesquels je n'ai pas du passer une journée (à quelques exceptions près) sans être devant un écran, connecté, ou tentant de me connecter, et angoissé à l'idée qu'un modem ou qu'un routeur, ou qu'un quelconque dispositif présent sur la chaîne qui me lie au « reste du monde » puisse tomber en panne.

Vingt-trois ans d'internet au quotidien, vingt-trois ans de solitude aussi, avec ou sans mariage, avec ou sans enfants. Une solitude qui a imprégné tous mes gestes et toutes mes pensées et qui s'est nourrie des silences que je m'imposais ou que j'imposais autour de moi.

Je recevais certains jours plusieurs centaines de mails, et j'en écrivais parfois des dizaines. Une activité frénétique qui ne créait que quelques vaguelettes dans une mare qui ne s'alimentait en eau fraîche qu'au gré des décalages horaires. Autant de marées dont je scrutais les restes au matin, les yeux rivés sur l'écran. Est-ce qu'un texte avait suscité une réaction ? Positive ? Ou négative ? Comment rédiger au mieux un contre-argument, ou une démonstration, ou simplement un remerciement, ou un au revoir ?

Je jonglais en trois langues, pas toujours de façon habile, mais sans jamais prendre le temps d'aller au fond des choses. Dans ces fonds où la pression des savoirs est trop grande pour que l'air d'en être soit suffisant pour survivre. Alors je flottais toujours à la surface des choses, porté par ces vaguelettes qui n'étaient jamais que la trace des éclaboussures de mes doigts sur les touches des claviers. Sans aucune conséquence. Sans aucune direction.

Cela fait 10 jours que je me force à respirer et à m'éloigner de l'angoisse. Pas besoin de méditation. Juste une déconnexion, physique. Pas besoin d'objectifs, juste le refus de faire quelque chose qui me blesse.

J'avais déjà lu que le meilleur moyen de créer du temps pour les choses que l'on veut faire, c'est de cesser de faire celles que l'on ne veut pas faire. Même si je ne peux pas éliminer toutes les tâches rébarbatives et toutes les rencontres ennuyeuses, je me suis créé depuis octobre un univers différent. Un univers où je suis libre de descendre de ma chambre le matin sans avoir à recevoir comme une droite brutale un regard presque méchant et une posture qui m'indique clairement que je ne suis pas le bienvenu. Ainsi, je suis libre dès l'aube de faire des choses pour les gens que j'aime : préparer une lessive, faire une vaisselle, mettre l'eau à chauffer pour un café, soulever des futons pour que l'air passe sur les tatamis, aider à la préparation du petit déjeuner pour les enfants, leur souhaiter une bonne journée sur le pas de la porte.

Me réveiller naturellement avant six heures exige que je me couche tout aussi naturellement autour de 10 heures, et même si je lis quelques pages avant que la lourdeur des paupières ne me force à éteindre la lumière, je sais que ma journée ne sera bonne que si elle a servi à aider ceux qui m'entourent et qui donnent aujourd'hui un sens à cette vie (ils n'avaient jamais cessé d'en donner, du sens, mais j'étais trop loin et trop préoccupé à me protéger pour le voir).

9.7.20

Un autre temps

J'avais fait une expérience similaire pendant mes premiers jours sur Ogijima. Seul, sans connexion avec l'extérieur, sur une île où les 120 habitants ne sortent pas après l'arrivée du dernier ferry parce qu'il n'y a rien à faire, et parce que finalement le dernier ferry arrive toujours, sauf autour du solstice d'été, après le coucher du soleil.

En octobre il fait encore bon. Les nuits de novembre sont froides. En décembre le vent souffle, et entre dans la maison par tous les interstices qu'il trouve. Et l'immobilité fait pénétrer le froid au plus profond du corps.

J'évitais les promenades le soir, à cause des sangliers, et de l'absence presque totale d'éclairage public. Certain jour je faisais quelques suburis dans la cour pour me réchauffer.

Une fois descendu du ferry donc, je montais à la maison. Je me retrouvais ainsi dans la cuisine, à me faire un plat simple, à lire quelques pages. Et une fois la routine accomplie il ne me restait qu'à me coucher, vers 9 h, avec le sentiment que la soirée était quand même bien avancée, sous deux futons, avec mon survêtement, et un bonnet.

Et le matin, tôt, je me réveillais sans réveil, je profitais des dernières étoiles avant le lever du soleil pour descendre au champ, avec la cisaille je coupais les herbes folles, sans trop me soucier de l'obscurité puisqu'il n'y avait que des herbes folles.

Puis je remontais, je mangeais des restes de la veille, un bol de riz complet et un bol de soupe de miso avec un légume, je prenais une douche, me lavais les dents, me changeais et descendais vers le port en croisant M. Yamaguchi parfois, et on échangeait quelques mots le sourire aux lèvres.

Dans le ferry, je parlais avec Hinata, la seule lycéenne de l'île, de ses cours de la journée, de son contrôle d'histoire sur les années 80 en Europe, que je lui expliquais comme si j'en avais été, parce que j'en avais été, finalement même si tout ça était bien loin maintenant.

On arrivait à 7 h 40 à Takamatsu. On partait chacun dans sa direction. Moi je marchais 20 minutes vers mon café préféré où je restais une heure devant un café viennois et une tartine de pain beurré, avant de partir pour le bureau, à 10 minutes, pour commencer ma journée.

Puis, j'ai acheté un téléphone portable, pour le travail, parce que sans internet je ne pouvais pas répondre à mes mails comme il le fallait, et parce que j'allais avoir un client de France pour lequel je devais passer des appels. Alors je restais plus tard le soir, devant l'ordinateur, et j'avais froid, et le froid m'immobilisait, alors je restais encore plus tard, à tenter de me réchauffer avec un bol d'eau chaude, et je ne pouvais plus me lever le matin sans réveil, et je sautais mon petit déjeuner et je courrais pour avoir le ferry…

Ça fait une semaine que j'ai laissé l'ordinateur au bureau. À la maison j'utilise donc ce téléphone, comme terminal pour mes courriels et autres messages, mais surtout comme « papier » pour écrire, avec un clavier externe. Parce que j'ai repris mon temps maintenant. Je lis des livres et je me promène, et mon travail je le laisse au bureau.

Les règles ne sont pas encore fixées. Je ne sais pas encore y travailler. Mais tout ce que je prétendais faire ici et que je ne faisais qu'à moitié, je dois les faire là-bas, et en entier, dans un temps limité, parce que les chaises y sont dures, parce qu'il n'y a personne avec qui bavarder, parce que moins je passerai de temps sur le travail, plus j'en aurai pour respirer, pour parler aux amis, et pour sourire aux enfants.

2.7.20

Roque

L'inscription en L1 de math a été acceptée. Plus que 3 mois avant de reprendre les cours. Je ne sais même pas comment ça va se passer. Des cours en ligne ? Des devoirs à rendre ? Des séances en direct ? Aucune idée. Mais c'est parti.

Je vais devoir arranger mon emploi du temps. Préparer des créneaux dans ma semaine, inamovibles, pour étudier, réfléchir. Et avant ça, 3 mois pour me remettre à niveau. J'ai finalement décidé d'ignorer le niveau 3e. J'ai commencé le niveau 2de hier soir. Je ne sais pas trop quoi en penser. Il y a des choses faciles et d'autres qui ne me disent rien en plein milieu des choses faciles.

Comme si j'avais raté un virage sur une route toute droite, sans obstacle, et qu'il y avait un platane, juste en face de moi… Sauf que ce platane, je le prends à vitesse réduite. J'ai le temps de l'observer. En fait j'ai même le temps de m'arrêter, d'en faire le tour et de me poser quantité de questions inutiles sur la raison de sa présence ici.

Le platane est là, et au contraire de Camus, j'ai tout loisir de l'éviter, de l'ignorer et de reprendre mon virage, de tourner la page et d'aller voir ailleurs. Mais je choisis de rester là jusqu'à en avoir compris l'existence.

Bref, je n'avance pas vite, et je ne suis pas certain que ce désir existentiel de compréhension des petites choses (demande-t-on à un élève de 3e de prouver que le volume d'une pyramide c'est un tiers du volume du cylindre qui la contient, ou quelque chose comme ça ?) serve de moteur à autre chose qu'à mon contre-désir d'échouer. Après tout, j'ai échoué il y a 30 ans, et pendant 30 ans, pourquoi ne continuerais-je pas à échouer ?