30.8.20

Mémoires

Il m'arrive souvent d'oublier une journée entière, et même plusieurs. D'une manière générale je ne me souviens pas de ce que j'ai mangé à midi. J'ai besoin de refaire le parcours dans ma tête à partir d'un moment dont je me souviens, c'est parfois le réveil, et il y a quand même des trous, mais le plus souvent j'y arrive.

Des fois je ne me souviens pas de l'épisode de la série qu'on a vu la veille. En ce moment on regarde Breaking Bad, et alors que c'est la seconde fois que je la vois dans son intégralité, la plupart des épisodes sont à chaque fois des découvertes, qui s'évanouissent avec le crépuscule.

Je sais bien qu'aujourd'hui ne va pas rester bien longtemps. J'en suis triste. C'est souvent l'objet de plaisanteries à la maison. Mais le plus dur c'est d'avoir la certitude que j'ai oublié des moments importants de toutes ces années de vie commune. Des moments heureux qui font l'histoire d'une famille, des moments dont les parents parlent à leurs enfants qui en parleront eux-mêmes à leurs propres enfants.

J'ai l'impression qu'un trou noir a aspiré tous ces souvenirs, sauf certains, bien peu nombreux, et que ce trou va m'aspirer un jour.

L'autre jour était particulièrement dur. Il a commencé par un écueil sur lequel on échoue à chaque fois qu'une tension nous amène à plonger au cœur de notre relation.

La « langue de la soumission » telle qu'elle a été faussement décrite, n'est finalement qu'une langue comme d'autres, qui exprime une soumission comme d'autres, sans aucune exclusivité ni originalité.

Cette soumission là, elle remonte à loin. Elle remonte à l'enfance, à des parents durs, à des situations dans lesquelles un enfant unique ne peut être qu'oppressé par la conjugaison de regards et de paroles brutales et douloureuses.

Une fois adulte, la douleur et la colère utilisent les mots de l'oppression, car elles ne connaissent que cette voix. Et moi, qui refuse d'être un « supérieur » et qui souffre autant que l'autre d'être un « inférieur », je me trouve dans l'entre-deux sombre de nos langues communes, où un faux pas peut transformer l'argumentaire le plus solide en un pugilat sordide.

On a beaucoup parlé. Des choses se sont déliées. D'autres restent dans l'ombre. Mais on a tous les deux fait le choix de l'autre alors les mots ne déchirent pas, même s'ils laissent des traces profondes, presque dans la chair, comme ces cicatrices qu'on a eues enfant et qu'on montre à nos propres enfants pour les rassurer quand eux aussi ont mal.

18.8.20

Voyage

(avril 2016)

Le moyen de transport n'est qu'une extension du lieu. Ce n'est pas un pont entre deux lieux. C'est une sorte d'élastique qui nous rammène automatiquement au point de départ.

Une fois qu'on a compris ça, que le point de départ est aussi un point de retour, on a tout compris sur le voyage.

Je conduis depuis quelques mois seulement. De la maison à la voiture il n'y a que quelques mètres. Dans la voiture je suis immobile, à l'exception du pied droit sur les pédales et des deux mains sur le volant. Mais l'habitacle est ici pour me rappeler qu'où que j'aille, je serai de retour à quelques mètres de la maison.

14.8.20

Je suis guéri

J'ai vu « A rainy day in New York » cet après midi. Je n'avais pas pensé qu'il avait été tourné en 2018, pendant le mouvement #metoo et que ça serait donc probablement le dernier Woody Allen.

Je sais que je suis guéri parce que j'ai vu le film et que ça ne m'a pas fait mal. Je n'ai pas eu mal. Ni pendant le film, ni après. Ni sur le chemin du retour, ni à la maison. Ni quand j'ai retrouvé ma femme et mes enfants. Rien. Plus de douleur.

New York c'était en 1989 pour moi. J'y étais arrivé par effraction. Comme le lycée parisien où j'avais étudié, et comme beaucoup de choses qui se sont passées après. Un printemps en partie dans Manhattan et en partie sur le campus d'une université privée, à Annandale-on-Hudson. Et l'été de l'autre côté de la rivière, à Woodstock.

J'ai encore des bribes de souvenirs. Des bribes qui ont collé à ces histoires de lycéen ou d'étudiant paumé. Des bribes qui ont servi de pansements sales sur des plaies qui ne voulaient pas guérir.

Seize ans après j'ai pris le téléphone. J'étais dans la maison qu'on louait à Kokubunji. C'était la veille de Noël. On s'étaient disputés, comme ça se produisait souvent déjà. Des mots durs. Noriko est partie, avec Kento, chez sa mère. J'ai pris le téléphone et j'ai appelé un numéro dans la banlieue de Boston. Une voix a décroché. Une voix que je n'avais pas entendue depuis des années. L'échange n'a pas été très long. Il y avait un malaise. J'ai dit au revoir. Je pense que je l'ai remerciée. J'ai raccroché.

Le lendemain une première lourdeur avait disparu. Un peu comme si on avait retiré d'un coup l'épaisse couche de cendres d'une histoire qui s'était trop consumée.

Quand j'avais la vingtaine, ma mère, qui faisait encore beaucoup d'astrologie, m'avait un jour dit que je ne serais pas heureux avant l'âge de 40 ans. Ou quelque chose comme ça. En tout cas quelque chose que j'ai interprété comme ça. C'était quelques années après New York d'où j'avais vu Tien an Men, et cet été là je bossais dans une école privée de la banlieue parisienne à faire « l'homme d'entretien ». En gros ça voulait dire repeindre les salles de classes avant la rentrée et nettoyer les chiottes après les départs en colonies de vacances des écoles cathos.

C'était l'été où Eltsine était monté sur un char. Moi et mes collègues, on était dans l'atelier à se reposer un peu à l'ombre et à écouter la radio quand ça s'est passé. Maman avait souvent raison, alors j'ai attendu.

Quelques années après cet appel j'ai eu 40 ans. Je m'attendais avec la plus grande naïveté à ce qu'il y ait un déclic le soir de mon anniversaire. Que les lourdeurs qui restaient s'évanouiraient dans la nuit et que je me lèverais différent le lendemain. Ça ne s'est pas produit.

Alors j'ai attendu une année. Rien. Une autre année. Toujours rien. Et puis je commençais à toucher le fond, alors un ami en France m'a parlé de cachets. Et j'en ai pris, et le premier matin je me suis réveillé et tout était parti.

J'ai arrêté les cachets en septembre. En octobre j'ai quitté la maison pour « mon île ». En novembre, seul, j'ai eu cinquante ans. D'un coup l'attente qui avait duré dix longues années s'est volatilisée. Maman avait eu tort. Ou peut-être que non. Peut-être que je l'avais mal comprise. Peut-être que je m'étais simplement enfoncé dans ce rêve parce que c'étais plus facile que de se frayer un chemin soi-même dans l'absurde qui fait notre quotidien.

En janvier j'ai emménagé près du port. Un matelas, quelques bouquins et des bricoles. Un peu comme quand j'ai quitté papa, en 93, en lui lançant la clé de l'appartement comme si elle me brulait la main, avec une semaine de sous-vêtement et Dalva, de Jim Harrison.

Fin mars, Noriko, Yuto et Noemi me rejoignaient. Ce jour là j'avais le même visage apaisé que ce lendemain matin où l'effet placebo plus qu'autre chose m'avait transformé, sauf que ça n'étais pas un seul soir chimique qui m'avait transformé cette fois-ci, mais 180 soirs, passés seul ou presque, sans trop parler sauf aux araignées et autres cafards qui n'avaient pas eu d'autre compagnie depuis bien longtemps.

Quand je suis sorti du cinéma tout à l'heure il faisait encore jour, et chaud. Pas de pluie sur Soho, pas de taxi jaune pour Time Square, pas non plus la jeune femme qui un hiver à Paris, assise en face de moi à la terrasse de La Comédie me marquait pour si longtemps avant de repartir de son côté du monde.

J'ai retrouvé mon vélo à côté de la librairie où j'avais attendu la séance. J'ai remonté lentement la galerie commerciale couverte en regardant à droite et à gauche.

Takamatsu. Ni plus, ni moins, que le fin fond de Japon où je me suis mis il y a bientôt 25 ans. Beaucoup de choses derrière moi, et un peu plus à chaque pas, mais autant devant, et plus encore, avec au moins la certitude que New York, maintenant, c'est fini pour moi.

5.8.20

Routier

(août 2014)

Il n'y a pas des masses de voitures qui arborent l'autocollant « À l'aise Breizh » sur l'aire de stationnement de Fukuyama. En fait il y a même pas mal de chances que notre voiture soit la seule dans tout l'ouest du Japon à afficher une bigoudène sur sa carrosserie. Je n'ai pas réfléchi longtemps avant d'en prendre deux au magasin de souvenirs du centre de Perros l'été dernier : un grand pour la Honda familiale et un petit pour la kei de ma belle-mère qui s'est égaré dans le méandre du retour des vacances.

Cet automne je vais passer mon permis histoire de me rapprocher tranquillement de la réalisation de mon rêve d'enfance : conducteur de poids lourd. Je sais qu'il me faudra attendre encore trois ans avant de pouvoir tenter le permis camion et en attendant je vais m'acheter un Cab de 50 cm3 histoire de me familiariser avec la route et de m'imaginer que je déboule entre Flagstaff et Winona sur les quelques kilomètres qui séparent Kokubunji de Takamatsu. J'ai la route en tête, je l'ai bien étudiée sur Google Maps.

Quand j'étais petit, on n'avait pas Google Maps. On avait un atlas qu'on ouvrait à une page au hasard. On y lisait le nom des villes, des plaines, des montagnes et des rivières et on s'imaginait plein de trucs. Et puis on avait Rose et ses camionneurs qui partaient en Iran, les reportages sur les Road Trains australiens, et les magazines qu'on lisait au kiosque de la gare sur le chemin de l'école.

Tonton était routier. Il travaillait à Valence pour Duquesne. Et maman avait un cousin qui venait nous apporter des victuailles du Sud quand il passait à Paris. Il s'appelait Élie, je crois. Il devait travailler sur Rungis.

Quand je suis arrivé ici, la première chose que j'ai remarquée c'était ces poids lourds avec deux essieux à l'avant. Je n'avais jamais vu ça ailleurs. Ces camions, ils avaient l'air vaguement insectoïdes et ça collait bien avec la culture japonaise : les insectes géants de chez Ghibli, et les vrais cafards volants de 10 cm qu'on trouve partout ici. Leurs conducteurs, eux étaient normaux. Des routiers qui se tapaient des kilomètres comme chez nous et qui ne voyaient leurs gosses qu'une fois de temps en temps.

Il n'y a que 200 km de chez nous jusqu'à Hiroshima. Noriko conduit, moi j'écris, les petits lisent des mangas ou chantent ou se disputent pour savoir qui aura un gobelet d'eau en premier, la nièce qui est au Japon pour l'été regarde les paysages qui ne sont pas Lyonnais pour un sou, et Joan Jett s'époumone silencieusement dans les haut-parleurs avant. Les collines vertes de bambous passent, les aires de stationnement et les convois de policiers aussi (demain on sera le 6 août et les cars d'extrême droite sont déjà en ville). J'ai beau faire tous les efforts d'imagination possibles, la San'yo Jidosha-do ce n'est pas la Route 66. Mais je m'en fous, quand je serai grand, je serai routier.