4.3.22

Le mur

 Ou, « Il n’y a pas de métro à Takamatsu. »

L’écriture et la pensée épicènes mettront du temps à devenir la manière naturelle de voir le monde et de le décrire. Il faudra d’abord que mon très cher ami Yves trépasse. Ce que je ne lui souhaite pas, et à nous non plus d’ailleurs. Yves, c’est quelqu’un de bien.

Je traversais il y a quelques minutes la place piétonne devant la gare de Takamatsu, en direction d’un café, n’importe lequel. Il s’agit juste de me forcer au quotidien à prendre une douche, à m’habiller et à sortir, puis à rentrer.

Sortir, ça fait du bien. Et ça en fait encore plus quand on ne sort pas pressé par le temps qu’on a passé à penser au temps qui nous restait. Aujourd’hui, après la place, dans la petite rue qui borde le Toy Coffee où je m’approvisionne désormais en grains, éthiopiens en ce moment, donc derrière le commissariat central de Takamatsu Nord, je croise un regard.

La pandémie aura révélé à l’humanité masquée que tout est vraiment dans le regard.

Je croise un regard. Le regard de madame Matsumoto, une des secrétaires à temps partiel à moitié bénévoles de la fédération de kendo de Kagawa, et aussi la femme de monsieur Matsumoto, responsable de la formation de kendo de la police départementale, 8e dan, ancien membre de l’équipe nationale (et à ce titre présent aux championnats du monde à Paris en 1994), et deux fois finaliste des championnats 8e dan du japon (et à chaque fois en face d’un ancien camarade de l’équipe nationale). Et une fois les regards croisés, les dos s’inclinent et le papotage commence sur le trottoir. J’aime bien papoter, et je parlerais plus de monsieur Matsumoto un autre jour, et ailleurs (mais je peux dire dès aujourd’hui qu’il est le fils des gens qui tenaient un bain public à Sakaide, juste à côté de chez ma dentiste).

J’ai raté une scène. Je sors le magnétoscope virtuel, et j’appuie sur la touche « retour rapide ». Mes pas s’accélèrent en arrière, je vois madame Matsumo s’éloigner de moi maladroitement, clopin-clopant avec son sac à provisions qui se balance eurythmiquement. Je traverse le carrefour du commissariat dangereusement à reculons avec l’espoir que le conducteur du camion benne qui tournait derrière moi pour rentrer sur le chantier des nouveaux appartements de standing à côté de l’école de pâtisserie se souvienne de ma plus orthodoxe et précédente traversée, il y a quelques minutes, et m’évite sans plus consulter son rétroviseur qu’il ne l’a fait tout à l’heure. Je touche terre côté gare, avec cette rapidité embarrassée qui aimerait quand même bien regarder derrière elle par crainte qu’on l’ait posée dans un Buster Keaton à l’encontre de son plein gré, je me retrouve rapidement sur la place piétonne, toujours maladroitement à reculons, et là, je le revois. Il arrive en reculant de ma gauche, passe devant moi alors que je recule vers le nord de la place, juste avant, ou après, le passage piéton qui amène entre ces deux immeubles massifs et moches et modernes aussi, autant qu’un truc massif et moche qui a été conçu dans les années 90 puisse être moderne.

Stop.

J’écris ces mots dans ma librairie favorite. Elle sert des boissons aussi, et on peut socialiser avec le monsieur et la dame comme on ne peut pas le faire dans la grosse librairie du centre, même si j'essaye toujours, tant bien que mal.

Ce qui distingue ce marcheur c’est sa perche. Vous savez, les perches sur lesquelles on attache un téléphone portable avec saisie vidéo inversée pour que le film montre le visage de la personne en train de ne faire je ne sais quel commentaire immortalisé sur Insta et ainsi instantanément oublié.

Il avance, en diagonale, il se dirige vers le guichet d’achat des billets de cars, ou je ne sais où.

Je me rappelle un jour, à Paris. J’étais entré dans le métro par erreur, dans une entrée qui ne faisait que sortie. Et moi, banlieusard futé qui en avait vu d’autres, je me suis dit que cette erreur méritait bien une petite expérience. Les barrières automatiques étaient ouvertes, pour faciliter la sortie, et j’envisageais donc de tester la sensibilité du tapis en plastique sous lequel se cachaient les senseurs qui devaient causer la fermeture de la porte quand un petit malin tentait de passer par-derrière…

Le premier dixième de seconde se passe plutôt bien. J’avais pris un petit élan, juste assez pour atterrir de l’autre côté de la barrière, à distance raisonnable. Juste assez pour que mon sac ne se prenne pas dans le mouvement de fermeture qui ne manquera pas de se produire.

Je continue ma trajectoire. Le second dixième de seconde me trouve en plein vol, loin des soucis de la gravité. Je suis léger. Je suis plein d’espoirs. La journée commence bien. À cet instant-là, j’ai sûrement une copine, et on va sûrement passer la Saint Valentin ensemble.

L’élan me porte encore un peu plus haut dans ma lutte contre la gravité. Contre la gravitas devrais-je même dire. Je sais que le monde est à moi. Que je peux continuer ma course jusqu’à la fin des temps ! Je suis éternel, un dixième de seconde de plus. Je vois l’autre côté, l’entrée qui m’était interdite. L’entrée qu’Orphée aurait dû prendre, pour ressortir presto avec son Eurydice et on en parlait plus.

Et puis un brouillard se lève. Tout va trop vite. Mon champ de vision se rétrécit brusquement. Des deux côtés de la machine surgissent des parois transparentes, mais lourdes, épaisses, et dures aussi. Le système nerveux perçoit tout ça, mais n’a pas le temps de le signaler aux membres qui s’extasient de leur liberté nouvellement acquise. Le bruit est sourd. Je m’écrase brutalement dans ma verticalité sur la barrière de plexiglas. La gravité me rappelle immédiatement. Le tapis de plastique ne fait rien pour amortir le choc. Je suis molesté deux fois. Mes bras s’agitent enfin, trop tard, et s’écrasent sur les parois métalliques du dispositif.

Deux instants après je suis sonné, debout, et je ressors en tremblant sans avoir été vu, en concluait que les senseurs étaient probablement dissimulés par les petits carrés de verre sombre transparents qui se trouvent à hauteur de hanche. Je confirmerais cette découverte quelque temps après, en passant ma main devant l’un d’entre eux, et je me souviens alors que je n’avais pas de copine cette année-là…

Je ne sais pas pourquoi j’ai repensé à cet épisode en voyant la perche, et le voyageur qui regardait son écran plutôt que là où il posait les pieds. Et j’ai eu une pensée très méchante, et je m'en excuse. Mais par un étrange mécanisme linguistique, sans savoir si le voyageur était une voyageuse, des mots très peu épicènes se sont dessinés sur mes lèvres, des mots qu’une oreille japonaise ne saurait jamais déchiffrer, mais qu’une sous-titreuse habile aurait su transposer en japonais-chinpira.

« Prends-toi un mur, connard. »