22.3.21

Je vous attends

(Octobre 2016)

Dans un essai paru l’an dernier, Paul Graham tentait de donner une valeur objective à l’assertion « la vie est courte ». Pour ceci, il comptait par exemple le nombre de fois où il pourrait célébrer l’anniversaire de son fils pendant que celui-ci était encore enfant, considérant que ceci était très différent d’un anniversaire passé avec un adolescent ou même avec un adulte.

J’ai lu cet essai quelques semaines avant d’intervenir dans un lycée local. Je prépare rarement avec profondeur ces interventions, mais l’article de Graham m’avait suffisamment marqué pour qu’il devienne l’axe de celle-ci. J’en tirai une conclusion semblable à la sienne : on doit vivre sa vie en ayant conscience que celle-ci est non seulement courte, mais qu’elle peut également s’interrompre à tout moment. On doit donc éviter soigneusement ce qui ne participe pas de notre bonheur individuel, sachant que celui-ci se répercutera forcément sur la famille, le groupe de travail, et éventuellement la société dans son ensemble.

Aux élèves, je parlais de mes trois ans à la préfecture, suivis de ma décision de ne jamais accepter d’être salarié. Je préférais donc une certaine pauvreté et instabilité financière en échange de la liberté de choisir mon activité et d’user de mon temps à ma guise. Je leur parlais aussi des années de dépression qui ont suivi. La dépression n’était pas due à cette soudaine liberté, mais à ces trois ans passés sans stimulation, sans reconnaissance, sans rien de ce qui épanouit pleinement un être humain.

On ne parle pas souvent de dépression au Japon. Les élèves qui pour beaucoup avaient déjà passé de nombreuses années dans un système leur offrant peu de stimulation et pas beaucoup plus de reconnaissance ne montrèrent aucune difficulté à accepter mon discours. Les professeurs présents me dirent à la fin de la rencontre à quel point la liberté de ma parole les avait touchés. Eux aussi avaient sûrement une idée sur la question.

C’était il y a quelques mois, avant un séjour estival longtemps attendu en France où je retrouvais quelques anciens amis et où je riais beaucoup, suivi du retour à Takamatsu d’où j’écris ces lignes.

Il y a quelques jours, je disais à Yuto, mon second fils qui aura bientôt douze ans, que ce mois de septembre avait une signification particulière pour moi. À 23 ans, il y a donc tout juste 23 ans, en septembre 1993, je quittais brutalement le domicile qui depuis quelques années n’était plus que « paternel », avec pour tout bagage un livre et quelques jours de vêtements propres. Les années qui suivirent m’affectèrent profondément et tout sembla s’accélérer dans un mouvement centrifuge qui me propulsa au Japon sans que je réalise alors l’importance des choix qui s’offraient à moi.

Cet échange avec Yuto avait commencé alors que je remarquais qu’il lisait « Un collégien SDF » (ホームレス中学生) que l’on avait acheté il y a quelques années à son frère aîné. « Moi aussi j’ai été SDF, dans un certain sens. ». Je pensais à cet automne froid et humide de 93 ou je me trouvais à passer de chez un ami à chez un autre. En novembre, j’incorporais le 22e régiment d’infanterie à Vincennes pour une affectation dans le civil en espérant pouvoir rester sur la caserne. Après une première nuit mendiée, un sous-officier me fit comprendre que sans avoir fait ses classes, il était impossible de rester.

Je parlais de ça à Yuto en partie pour tenter de remettre de l’ordre dans ces épisodes de ma vie qui réapparaissaient subitement, et en partie pour bénéficier un peu de l’aura qui émanait de l’auteur devenu depuis geinojin à succès. L’effet ne fut pas celui escompté. J’eus droit à un regard oblique et à un instant d’attention patient avant que mon fils ne se replonge dans sa lecture après avoir réalisé que je n’avais pas grand-chose à ajouter.

Que Yuto préfère cette autobiographie d’un enfant de son âge aux affabulations mal documentées de son père ne me toucha pas plus que ça. Je profitais cependant de cette occasion pour me dire qu’une évaluation de ces 23 ans à l’aune du texte de Graham et de ma propre expérience me permettrait d’établir de meilleures priorités pour les années à venir.

Sur l’échelle de ma vie, il ne me reste que peu de temps à passer avec mes enfants. Aujourd’hui ils représentent l’essentiel de la stimulation et de la reconnaissance qui me fait avancer. Ils partiront un jour. Derrière eux, on ne trouvera que des photos que l’on a oublié d’imprimer, quelques graffitis sur les murs qui disparaîtront quand on changera le papier, quelques livres, quelques jouets, autant de distractions pour les fantômes qui nous tiendront alors compagnie.

Quand ils reviendront à la maison, fréquemment au début, puis une fois l’an, s’ils sont proches, on se dira « tu te souviens ? » en essayant de rattraper ces instants que l’on n’avait pas eu le temps d’apprécier alors, mais au fil des ans, ces allées et venues deviendront comme les balancements de la pendule de Brel, qui dira oui un jour, puis qui dira non un autre. Et puis, le jour où l’on aura oublié le fait même qu’il y avait eu des souvenirs, elle nous dira « je vous attends » et on pourra partir nous aussi.

Nuit

(Janvier 2018)


Un bol de riz complet, et une bière. J’ai quand même ajouté un peu de poivre et de sel, et j’avais mis une gousse d’ail pour la cuisson. Ça va pour une soirée, et peut-être une matinée.


Le silence n’est pas absolu. J’entends un insecte dehors. Et il y a une vibration. Peut-être le néon. Quand je suis entré, et c’est peut-être à cause du vent qui soufflait, il y a eu un bruit sourd, sur le toit, juste au-dessus de la cuisine. La première fois ça m’a surpris. J’ai pensé à un chat. La seconde je me suis demandé si c’était un farceur qui s’amusait dehors. Mais il aurait fallu passer à travers tellement de broussailles que j’aurais entendu quelque chose. Un sanglier? Je l’aurais entendu arriver aussi. Alors ça doit être une branche cassée qui ne cesse de tomber. J’irai voir demain matin. Pour le moment, la lumière de la cuisine éclaire directement le clavier, l’ordinateur est posé sur la table en bois, autour de laquelle sont rangées six chaises. J’en occupe une. La canette de bière vide à droite, devant le bol, vide lui aussi. Devant se trouvent les photocopies du livre que je dois traduire et sur lequel je n’avance pas d’un pouce. À gauche j’ai quelques feuilles d’origami sur lesquelles est posé mon étui à lunettes.


Les lunettes sont sur mon nez. Je ne peux plus m’en passer. Il faudrait que je sois à un mètre de l’écran pour voir les lettres clairement, et alors elles seraient trop petites. Je ne pensais pas que ma vue s’affaiblirait aussi rapidement. En quelques années je suis passé d’un léger flou à ma distance de lecture, à l’impossibilité de distinguer les lettres dès que le jour tombait.


Ce lieu est différent. Et pour cause, à la maison je ne peux pas travailler la nuit sans craindre de réveiller quelqu’un. Il faudrait que je sorte de la chambre, que je descende au rez-de-chaussée, que je m’installe sur la table du salon. Mais là, la lumière remonterait quand même par l’ouverture qu’il y a dans le plafond. Elle passerait par le dessous de la porte et gênerait le sommeil de ma femme, et celui de ma belle-mère qui dort dans une pièce adjacente au salon. Quand je suis en bas, elle sort toujours de sa chambre pour voir si elle n’a pas oublié d’éteindre une lumière. Elle voit que c’est moi, et retourne dormir, mais sans s’empêcher un regard réprobateur. Ou peut-être est-ce seulement la fatigue et la lumière qui l’éblouit.


Et puis ma femme ne peut pas s’endormir sans me demander à de multiples reprises quand je viendrais la rejoindre, et se réveille parfois de me savoir debout. Je suis au clavier, je tape doucement sur les lettres, et je lui dis «j’arrive» en espérant que le sommeil la retrouve au plus tôt.


Ici, personne. Seulement moi. Dans cette salle à manger rustique qu’on a oubliée il y a 20 ans, à un pas d’une chambre à tatamis dans laquelle je n’ai toujours pas installé mon futon. Et personne dans cette chambre, ni dans aucune autre pièce, et personne non plus dans la maison d’à côté, derrière la friche, un jardin il y a longtemps. Personne. Si je sortais, je serais le seul à arpenter les ruelles du village. Je pourrais voir les étoiles, et les lumières des bateaux qui ne cessent de traverser ces alentours. Et je pourrais les entendre aussi. Un ronronnement régulier, bien plus régulier que le bruit des voitures sur les voies rapides qui à distance encerclent notre maison. Un ronronnement régulier, qui ne cesse qu’avec le matin et le lever du monde, et les bruits qui l’accompagnent. Sauf les plus gros bateaux, ceux qui sont si hauts qu’ils semblent dépasser l’île. Eux, on les entend même sous le soleil.


La bière commence à faire son effet. J’en ai acheté 4. Des grosses. Mais je sais que si je bois trop, je vais me réveiller dans la nuit. Alors j’en garde 3 pour demain. Une pour le matin, et deux pour l’après-midi. Ce soir, je resterai aussi sobre que ces 5,5 % d’alcool me le permettront. Combinés à ma fatigue, je sens qu’il ne me reste que peu de temps éveillé.


La distance me permet de respirer un peu. L’absence des autres fait ressortir ma présence dans ce vide. J’existe un peu. Sans avoir besoin de jouer. Pas besoin de sourire, ou de froncer les sourcils. Pas besoin de dire bonne nuit. Pas besoin de penser aux mouvements de l’autre et de calculer le moment probable de l’appel. Juste moi, pour une nuit.


Ce presque silence est enivrant. Je n’ai rien dit depuis la fin de l’après-midi. Et je n’ai aucune raison de dire quoi que ce soit avant demain, mais à une heure que moi seul déciderai. Quand je sortirai de la maison, quand je me dirigerai vers le cœur du village, quand je m’arrêterai au petit café que tient un ami. Ou peut-être que non. Peut-être que je franchirai la colline par le haut pour éviter les habitations et que j’irai directement vers mon lopin de terre, mangé par des herbes que je n’ai pas souhaitées. Peut-être que je passerai les quelques heures avant mon retour à regarder la mer, et l’autre rive, celle à laquelle j’appartiens, mais sans amour. Celle dans laquelle mes nuits seules furent toujours douloureuses et où la douleur bousculait mes silences à en pleurer.


Le choc résonne encore sur le toit. Une branche, sans aucun doute. Cette nuit, je ne pleurerai pas. Ici, je suis libre même si mon vaisseau n’avancera jamais sous le vent. Ce sont les flots qui emportent tout, et le reste.