24.6.24

Book Off

On est passé au Book Off de Kōtōgawa tout à l’heure. Avec Noemi et Noriko. Yuto est à Osaka avec une copine et ses parents. Dans le rayon des livres pour enfants, il y a tous les livres qu’on leur avait achetés. J’y suis resté longtemps. J’ai toujours aimé lire les titres des livres sur leur tranche. Je passais des heures en bibliothèque à ne faire que ça. Et quand au bout de trop de temps j’en sortais un du rayon, ce n’était que pour le remettre vite à sa place après en avoir consulté quelques pages et la table des matières. 


Ceux-là, je ne les ai pas sortis du rayon. Je les connais. 


Cet après-midi, j’étais seul dans l’appartement. J’ai regardé la salle à manger et je me suis demandé ce qui n’y serait pas si j’avais vécu seul. Les photos de mes parents y seraient, mais peut-être pas les mêmes. Ne seraient pas là les dessins du jardin d’enfants, la peluche dont j’ai déjà parlé, beaucoup de livres, beaucoup d’objets qui n’ont signifié quelque chose qu’un instant et qui portent maintenant le poids de toutes ces années que je place sur eux, mais sans peser plus lourd. C’est juste moi qui m’enfonce. 


Maman a un jour jeté la liasse de tickets de trains que j’avais gardés précieusement dans le tiroir de ma table de chevet. C’étaient les abonnements hebdomadaires que j’avais utilisés quand Evelyn était en France. Je les avais soigneusement annotés pour me souvenir avec précision des mots qu’on avait échangés, des stations de métro par lesquelles on était passés. J’ouvre le tiroir. Rien. Mais la mémoire d’avoir eu la mémoire des choses reste, elle. Comme un creux qui a la forme de la chose qui n’est plus. Alors, elle est encore, non ? 


Autre rayon. Un travail de linguistique historique sur la transformation de la langue japonaise depuis ses premières traces écrites. Et dans mille ans, de quelles traces parlera-t-on ? L’instant présent n’a existé que parce qu’il était suivi par l’instant suivant. Et tout part. On n’a pas la perception du temps qui coule dans tout, sur tout. Les serviettes qui tremblent sous le souffle des pales du ventilateur qui tourne régulièrement. Je vois le temps couler, sur moi. Je suis immobile. 


Le regard se trompe quand il tente de s’accrocher aux reflets de la lune sur la mer. Les reflets ne bougent pas, les vagues oui. Et sans le savoir, le regard a suivi les vagues et est déjà loin. On se force à revenir aux reflets. Et on glisse, encore, et encore. Les reflets ne sont pas la chose. La lune est loin. 


Autre rayon. L’annonce parle de Cocco. J’entends la musique. Je la reconnais, de très longtemps. De l’époque où il n’y avait rien sur mes murs. Pas de parents, pas d’enfants. Avant tout. 


J’ouvre l’ordinateur. J’essaye de m’accrocher aux images des enfants morts à Gaza. J’essaye de m’accrocher aux images des pères qui pleurent en les portant à bout de bras. J’essaye de m’accrocher aux images des mères qui hurlent de douleur. J’essaye de m’accrocher aux images des enfants qui ne sont pas encore morts et qui nous regardent dans l’objectif en sachant que la prochaine bombe les ensevelira sous des tonnes de béton et de sang. Mais mon regard glisse désespérément sur les cadres blancs et pleins de vides et quand il veut revenir, les enfants qui n’étaient pas morts le sont, les mères et les pères aussi. Le creux qui a la forme de la douleur morte m’éviscère. 


Notre langue survivra-t-elle à ce monde. Je ne pose pas de question.

5.6.24

Le ciel est bleu

C'est bizarre de se réveiller
Et de se dire
Que son appartement n'a pas été bombardé
Et que ses enfants sont toujours en vie

29.5.24

Rêves

20 ans déjà. Ou presque. 20 ans que je n’avais pas pensé à toi. Ou presque. Ou juste parfois, pour me dire avec étonnement, au détour d’une image, que je ne pensais plus à toi. 20 ans déjà. 


Quelle ne fut pas ma surprise, je ne sais pas quand parce que la temporalité du rêve n’existe pas, la nuit dernière ? ce matin ? de te revoir, en vrai, comme je t’ai quittée au printemps 1989. Et comme dans tous les rêves, tout est tellement réel, au point que je sais intimement que c’était bien toi, à la douleur près que tu étais réelle dans le rêve, mais que dans la réalité du réveil tu n’étais de nouveau plus qu’un rêve. 


L’histoire est composée de trois parties, autant que je puisse m’en souvenir 18 heures après. J’ai essayé d’en conserver en tête le plus grand nombre possible de bribes. J’ai essayé de ne pas parler, de ne pas regarder, de ne pas partager. Et maintenant que je tente d’en laisser quelques traces, pour conserver la mémoire du séisme (j’avais cru si longtemps que tu ne me hanterais plus jamais) tout s’efface. Quelle ironie. 


Tu es là. Je ne sais pas où. Mais tu es là, et on parle. Je ne sais pas de quoi.


Il y a une distance entre nous. Mais pas la même distance qu’on avait quand je suis allé te voir, en avril 1989. Celle d’où tu me regardais en te demandant pourquoi j’étais là, celle d’où je te regardais en me demandant pourquoi j’étais ici.


Images en désordre. « Sweet Home Alabama » sort des hautparleurs de la radio de ta voiture. Tu me dis « c’est la même chose tous les printemps ». Il fait nuit quand on sort de JFK. Je crois qu’on est dans un bus. On se dirige vers Greenwich Village. Bleeker Street. Je ne sais rien. J’ai encore du mal à parler anglais. Je dors sur un canapé. Ma valise ouverte à côté. Je n’ai pas encore 20 ans. Tien An Men, le mur de Berlin, tout ça n’existe pas encore.


Upstate. Bard College. En train ? Des cars affrétés pour Washington. Ma première manifestation, organisée par NARAL et NOW. Les escalators du métro. Plus propres et plus chromés qu’à Châtelet.


Une soirée. Un lit qu’on partageait sans se toucher. Un peu trop de Budweiser. Une demi-douzaine dans une voiture pour rentrer au dortoir. Une salle sombre et une grande table. Des moments tendus. Finalement, pourquoi suis-je ici ? On se sépare. L’océan nous sépare, et personne ne me répondra.


Et le sable du sablier qui ne cesse de m’enfouir. J’étouffe. Mais j’arrive enfin à sortir la tête de cette gangue, il y a donc 20 ans. Avec cet appel si court. Quelques mots échangés. Tu me dis que tu préfères l’écriture. Je ne dis rien. Je suis seul dans cette pièce, à Kokubunji. Il fait nuit et je crois que c’est la veille de Noël. Et la page se tourne. 


Hier soir, tu étais là. Rien ne s’est passé. Je crois qu’on s’est parlé. Autre scène, plus kitanesque celle-là. Je nettoie une moquette. Autour de moi des mafieux japonais. L’un d’entre eux est ton époux. Mais c’est un ancien camarade de kendo dans ma réalité. Je suis à quatre pattes. Je te retrouve parfois. Il est là aussi, et les autres aussi. 


Je me réveille avant six heures. Trop de fatigue. Je me rendors. Je suis au bord de la mer. Ce n’est plus toi. C’est une amie japonaise. Tamae. Les vagues frappent la jetée. Elle est gentille avec moi. Elle me prend dans ses bras. Je me vois, sa tête inclinée sur la mienne. Pourquoi ? La mer est un peu forte, comme ces marées d’aout sur Trestraou. 


Je me réveille. Choqué. Je ne veux plus rêver. Je ne veux plus croire qu’il y a des moments doux dans un ailleurs qui n’existe pas. Je ne veux pas croire qu’il n’y a de moments doux que dans cet ailleurs-là.

9.10.23

500 mots

(février 2023)

Au début du mois, j’écrivais ailleurs que pour boucler mon mémoire à l’aise au début du mois de juin il me fallait écrire 500 mots sensés et ordonnés par jour.


500 mots.


Sensés et ordonnés.


J’ai tenu 7 jours. Dans cette page d’écran, pas celle dans laquelle vous lisez, celle dans laquelle j’écris, qui est en fait une demi-page, je peux écrire un peu moins de 700 mots. Je ne sais pas si c’est l’absence de repère visuel qui m’a empêché de continuer après 7 jours, ou l’absence de mots, ou l’absence de la certitude de ne pas me planter au bout.


Je sais ce que je dois écrire, et je sais ce que je dois lire pour étayer mon écriture, et je sais qui je dois rencontrer pour vérifier mes hypothèses et je sais avec qui parler de tout ça. Je sais aussi qu’après la date limite de tout début juin j’aurais soit réussi (pas forcément brillamment, mais réussi quand même) soit échoué sans aucune chance de me rattraper.


Cette chance-là je l’ai grillée une fois en juin dernier. Donc repère visuel. Comme quand on marche. On voit l’immeuble, ou l’arbre, et on sait où l’on fera demi-tour. Alors ici c’est la barre bleue qui ferme le bas de la fenêtre. Les lettres s’en approchent, la frôlent, et au moment de la dépasser, au moment où elles passeraient dans l’impossible espace qui sort de l’écran pour n’aller nulle part, je sais que j’ai écrit 500 mots.


Quand on est dans un champ, les pieds sur la terre et la houe dans la main et qu’on creuse, on ne pense pas aux mots. On ne pense à rien. Le geste vient et il repart. On creuse et on se fait des ampoules et quand on voit qu’après une demi-journée on n’a creusé que ça, on se dit que finalement on fera moins de buttes que prévu.


Je me souviens de ces jours. Il faisait chaud, mais j’étais couvert des pieds à la tête à cause des moustiques. Quand le travail avait suffisamment avancé, je passais du côté « mer », juste de l’autre côté de la route. Je me déshabillais et je nageais un peu. Juste assez pour sentir la mer et m’imaginer loin. J’étais là. Dans mon corps qui était dans les éléments. Et je n’avais pas la tête à procrastiner parce que ma tête était pleine de sensations.


Je les ai encore en moi ces sensations. Je ferme les yeux et je m’y retrouve. À des moments différents. À des emplacements différents. À des saisons différentes. Mais toujours tout seul, d’un côté ou de l’autre de cette route qui me ramenait d’un côté au port ou de l’autre m’emmenait au bout de la plage et des avancées rocheuses. Là où l’on doit bien accepter qu’un pas plus loin c’est le territoire des poissons et des méduses, et plus le nôtre.


C’est étrange de voir comment ces moments ne sont plus là. 10 ans peut-être. 10 ans d’allers et de retours, d’amis et de repas et de bières et de ferrys, et d’odeurs de mer. C’est là, encore à portée de main. Je peux passer devant chaque matin, retrouver mes amis à la descente du ferry. Mais il y a moins d’enchantement. Il y a les cicatrices d’épreuves, moins de sourires, plus de douleurs qui ne partent plus. On se souvient quand même et on fait un bout de chemin ensemble jusqu’au feu. Et moi je pars vers le bureau alors que l’un ira là et l’autre ailleurs.


Pas d’écran, pas de fenêtre, pas de lignes ni de curseur. Un pas après l’autre, une rivière de sueur qui coule, le ferry qui revient ou repart toutes les deux heures. Repères visuels, sonores, tactiles.


Finalement, je n’arrête pas d’y penser à cette ile. Moi qui avais cru y voir mon salut. C’était juste un passage, comme les lettres qui se glissent sous l’écran et qui ne reviennent pas.

10.9.23

Une poussière dans les yeux

Ai-je une poussière dans chaque œil ?
Ou est-ce juste une très grosse poussière ?

J’ai failli tomber hier, ou trébucher. Trébucher amoureux. Donc je n’ai pas trébuché, mais j’ai senti le point où la jambe avance dans le vide et le poids se porte vers l’avant et il suffit d’un mot

Et la poussière est partie
Et la jambe est revenue
Et le poids a recommencé
    à peser sur le sol.

La gravité (qu’il est moche, ce mot)
    fait que quand on tombe, on ne tombe pas vers le haut.

T’es con, vous allez dire, et la Terre n’est pas plate non plus.

Et pourtant

J’ai senti le point où ma tête voit le vide et mes mots se portent vers l’avant et ils sortent sans craindre les pavés 
et ils volent maintenant