À une amie.
J'ai bien entendu ce que tu as dit.
La question des solutions est une question cruciale.
J'ai fait un rapide calcul ce matin.
J'ai 55 ans. Il me reste, statistiquement, et restons dans ce cadre, moins de la moitié de mon temps vécu à vivre. Et ce chiffre n'est pas un chiffre abstrait. Je me souviens très clairement de ce que j'ai fait quand j'avais 27 ans. Et j'ai vécu un peu plus de 27 ans après ça. Et il me reste moins de 27 ans à vivre. Et j'ai besoin de solutions pour garantir que ces 27 ans qui me restent à vivre seront vécus dans une relative dignité.
Imagine qu'on te dise qu'il te reste moins de la moitié de ton temps vécu à vivre. Tu as 31 ans. Il te reste 15 ans.
Quel serait ton rapport au monde si tu savais que statistiquement il te restait aujourd'hui 15 ans à vivre ? Or, il t'en reste 50, ce qui est presque le double de ce que tu as vécu, c'est-à-dire que cette durée est inconcevable. Tu peux faire des efforts d'imagination en regardant les personnes âgées (moi y compris) autour de toi, mais jamais cet effort ne sera suffisant pour t'apporter une compréhension de ce chiffre.
La question des solutions est une question cruciale parce qu'il fut un temps où cette question ne se posait pas. On savait. On savait que pour vivre (pour ne pas mourir) il fallait avoir un rapport donné au monde. Un rapport empli de physicalité et de transmission (non sollicitée, mais acceptée, parce que vitale) des connaissances.
Je t'accorde que les femmes le savent plus que les hommes, parce qu'elles perdent une partie de leur vie tous les mois. Mais même ce rapport physique à la vie est dénaturé par le système de vie qui nous est imposé, c'est-à-dire une médiation de la vie par des échanges qui détruisent la vie même.
Ce système est profondément déstabilisant. Il remet en question la totalité des connaissances acquises par des transferts générationnels en moins de temps que nous ne pouvons acquérir ces connaissances et nous impose l'exclusivité de systèmes de connaissances triviales et inutiles à la reproduction directe de la vie.
Imagine-toi devant ton champ à te demander si tu vas semer demain ou la semaine prochaine, ou tu ne sais pas trop quand parce que tu as peur de rater tes semis. Et quelle graine vas-tu semer ?
La peur que tu éprouves à faire quelque chose de profondément irrationnel (envoyer des CV pour avoir le droit de manger !) est normale. Parce qu'en tant qu'espèce, nous avons énormément de difficulté à concevoir une chaine d'évènements abstraits sur lesquels nous avons si peu de contrôle.
On sème, ça pousse, on mange. On envoie un CV, on attend, on ne mange pas. La relation de causalité est détruite. On n'existe plus en tant qu'êtres vivants dans le système qui a garanti notre maintien en vie pendant des centaines de milliers d'années. Et désormais, même si l'on sème, il y a encore moins de garanties que ça pousse et que l'on mange.
Tu as peur. C'est normal. J'ai peur aussi.
Le fait que le transfert des « connaissances » se fasse aujourd'hui hors des rapports directs entre humains d'un même groupe et dans le cadre de ce système de vie qui détruit la vie introduit des distorsions considérables. Les 24 ans de vie que j'ai vécus depuis ta naissance n'ont aucune valeur. Ni pour toi, ni pour mes enfants, ni pour personne. Ils ne portent aucune connaissance qui soit nécessaire à ta vie. On peut accepter ça avec humilité et modestie, ou en ressentir une colère profonde, parce qu'on voit bien que les « connaissances » qui sont elles considérées comme importantes (ce qui tourne en boucle dans les canaux de transmission) sont strictement inutiles au maintien de la vie et de nos conditions de vie.
Tribulations diurnes
Commentaires apériodiques depuis le pied de Goshikidai
30.11.25
10.11.25
Souvenirs de Villeneuve-sur-Lot
(un jour en aout)
Leclerc. À la table qui donne sur le parking. La plus loin des caisses. La moins proche.
La dame avec la robe longue noire aux motifs fleuris pousse son caddie dans l'allée devant le signe gigantesque qui indique que la poissonnerie est au fond, derrière la parapharmacie et le bricolage.
La serveuse manie habilement le plateau entre les tables pour atteindre le couple de clients âgés, mais apparemment sexuellement actifs, assis à l'entrée. Un café et un verre de blanc ? Ses fesses occupent la totalité du volume offert par son pantalon moulant. Jusqu'à repousser les limites du possible de la toile fatiguée. Comme si elles désiraient s'en délivrer. Sans succès.
Les panneaux sur le mur gris, ou bleu clair sale, proposent des formules indéchiffrables. J'étais bon en maths à une époque pourtant. Un sandwich gourmand « norvégien ». J'ai une pensée pour ma « norvégienne ». Un sandwich gourmand « italien ». J'ai une pensée pour le seul grand-père que j'ai connu. Giovanni. Jean. Il y a des Jeans partout.
Le volume sonore a augmenté. Des Anglais, des bières. Des enfants. Un triplet s'est assis. Le triplet a l'air de s'emmerder. Un homme. Deux femmes.
Un couple âgé à côté de moi. Les cheveux blancs, et longs. Les visages fatigués. Des couleurs vertes et kaki. Deux cafés.
De l'autre côté de la baie vitrée / double issue de secours, les voitures tournent, protégées par ces structures qui récoltent autant la pluie que les rayons solaires. Au fond, de l'autre côté de la route, d'autres magasins en préfabriqué climatisé. Et des arbres.
Plus loin, sur la départementale le site archéologique d'Eysses nous montrera des choses qui n'ont plus de sens. Je suis passé devant deux fois. Des pierres bien agencées qui ne servent à rien. À part nous signaler que quelqu'un était là. Un peu comme ces « I was here » qu'on trouve sur des murs de toilettes sales ou creusés sur des troncs d'arbres qui s'en foutent. (J'ai acheté un Opinel.)
Plus loin encore, sur la gauche, le centre pénitentiaire. Beaucoup de barbelés pour empêcher les gens d'entrer. En avançant un peu, à gauche encore, l'avenue du général De Gaule nous invite à revenir vers le centre. Je le sais. J'ai déjà fait ce chemin. Et on arrive sur la place où les terrasses s'alignent.
J'ai une préférence pour Le Petit Paris. La dame qui y sert a aussi des fesses qui se rebellent, mais le tissu est plus frais. Le salaire est peut-être meilleur.
Le vieux couple vert parle français, doucement. Ils ont la couleur des plantes qui pousseront sur leurs cendres.
La dame au café s'est levée, le monsieur au vin blanc paye. Il serre une main. Ce sont des locaux. Ou au moins des très fréquents. La dame porte un teeshirt délavé sur lequel je distingue « Woodstock » dans la même typographie que les posters de l'époque.
Une femme en robe noire sans motif pousse son caddie, plus vite que la première. Elle passera devant l'Espace Culturel qui vend de l'ésotérisme dans le rayon « Savoirs ». Maman m'appelle. Il est temps que je rentre.
Leclerc. À la table qui donne sur le parking. La plus loin des caisses. La moins proche.
La dame avec la robe longue noire aux motifs fleuris pousse son caddie dans l'allée devant le signe gigantesque qui indique que la poissonnerie est au fond, derrière la parapharmacie et le bricolage.
La serveuse manie habilement le plateau entre les tables pour atteindre le couple de clients âgés, mais apparemment sexuellement actifs, assis à l'entrée. Un café et un verre de blanc ? Ses fesses occupent la totalité du volume offert par son pantalon moulant. Jusqu'à repousser les limites du possible de la toile fatiguée. Comme si elles désiraient s'en délivrer. Sans succès.
Les panneaux sur le mur gris, ou bleu clair sale, proposent des formules indéchiffrables. J'étais bon en maths à une époque pourtant. Un sandwich gourmand « norvégien ». J'ai une pensée pour ma « norvégienne ». Un sandwich gourmand « italien ». J'ai une pensée pour le seul grand-père que j'ai connu. Giovanni. Jean. Il y a des Jeans partout.
Le volume sonore a augmenté. Des Anglais, des bières. Des enfants. Un triplet s'est assis. Le triplet a l'air de s'emmerder. Un homme. Deux femmes.
Un couple âgé à côté de moi. Les cheveux blancs, et longs. Les visages fatigués. Des couleurs vertes et kaki. Deux cafés.
De l'autre côté de la baie vitrée / double issue de secours, les voitures tournent, protégées par ces structures qui récoltent autant la pluie que les rayons solaires. Au fond, de l'autre côté de la route, d'autres magasins en préfabriqué climatisé. Et des arbres.
Plus loin, sur la départementale le site archéologique d'Eysses nous montrera des choses qui n'ont plus de sens. Je suis passé devant deux fois. Des pierres bien agencées qui ne servent à rien. À part nous signaler que quelqu'un était là. Un peu comme ces « I was here » qu'on trouve sur des murs de toilettes sales ou creusés sur des troncs d'arbres qui s'en foutent. (J'ai acheté un Opinel.)
Plus loin encore, sur la gauche, le centre pénitentiaire. Beaucoup de barbelés pour empêcher les gens d'entrer. En avançant un peu, à gauche encore, l'avenue du général De Gaule nous invite à revenir vers le centre. Je le sais. J'ai déjà fait ce chemin. Et on arrive sur la place où les terrasses s'alignent.
J'ai une préférence pour Le Petit Paris. La dame qui y sert a aussi des fesses qui se rebellent, mais le tissu est plus frais. Le salaire est peut-être meilleur.
Le vieux couple vert parle français, doucement. Ils ont la couleur des plantes qui pousseront sur leurs cendres.
La dame au café s'est levée, le monsieur au vin blanc paye. Il serre une main. Ce sont des locaux. Ou au moins des très fréquents. La dame porte un teeshirt délavé sur lequel je distingue « Woodstock » dans la même typographie que les posters de l'époque.
Une femme en robe noire sans motif pousse son caddie, plus vite que la première. Elle passera devant l'Espace Culturel qui vend de l'ésotérisme dans le rayon « Savoirs ». Maman m'appelle. Il est temps que je rentre.
9.11.25
Fébrilité
Un peu comme certains, je me force à la nausée. Chaque jour. Au moins. Pour nourrir ma fébrilité. Pour l'apaiser. Certains disent « radical ». On devient radical en regardant trop de vérité et en se disant qu'il y en a tellement que c'est insoutenable. Alors on va à la racine. Dans les entrailles. Au fond du monde. Et on s'y demande comment stopper l'horreur. Et on ne trouve pas. Parce que le navire coule par trop d'orifices. Et on a beau tenter de tout son corps.
Je suis échoué sur une plage. Les ordures portées par la marée autour de moi. Et le bois sec et poli par le sel. Et le sable. Répit. Des cailloux dans l'eau m'ont écorché les pieds. Du sang coule. Un peu. Derrière moi la barrière, et le bout de terre qui absorbe ma sueur. Quelques outils. Devant moi la mer et plus loin l'autre terre et les immeubles. Je ne veux pas rentrer au monde.
J'entends du jazz. De la chambre de Noemi. Elle s'y est mise parce qu'elle aime Murakami Ryu parait-il. Ça change des sons qu'elle partage avec nous d'habitude. Trompette de Cat Anderson. Pas de vidéo en accéléré. Des sons que je n'ai pas entendus à l'air libre depuis longtemps. Up Town. Des cafés l'après-midi. Des vodkas ou je ne sais plus le soir. Rarement accompagné. Mais je me suis séparé ici. Au moins une fois. Il y a, 25 ans, il y avait du monde. Les gens se connaissaient. On jouait parfois. La platine tournait. On se souriait. Je ne pensais pas un jour entendre du jazz venant de la chambre de Noemi. Une contrebasse.
J'ai passé trois ans à souffrir et vingt-cinq à me convaincre que je n'étais pas de ce monde… Alors pas étonnant que j'y sois encore, mais sans âme. À moitié du monde et à moitié mort. Et sans une bombe qui balaye tout ou un sniper qui emporte une tête, la mort n'est pas facile. Alors on se traine. Et on entraine les autres. Même si on ne le veut pas. Takamatsu du monde, et de la mort. Les routines qui font qu'on oublie le jour passé et qu'on se réveille comme s'il ne s'était rien passé. Et trente ans ou presque se passent et la même colère sourd. Mais elle prend d'autres formes.
Toi, tu essayes à tout prix de te convaincre que tu n'es bonne à rien. Pas difficile. Il suffit d'être où l'on ne peut rien, et de constater. Et plus on sait que l'on n'est bonne à rien, plus on est à l'aise dans ces lieux qui nous disent qu'on l'est bien, bonne à rien. Alors malgré l'énergie que tu mets dans tes sourires et dans tes rires, toi aussi tu es du monde et de la mort. Ici, mais sans y être. Ni ailleurs d'ailleurs. Et la seule chose que je puisse faire, parce qu'on est toujours seules, c'est te regarder avec tristesse de l'autre côté du verre, et réaliser que j'y vois ton image, sur la mienne. Déformées par presque une vie de différence. Et un sexe. Et je vois à quel point ma conviction a créé les conditions de mon absence au monde.
Je flotte au-dessus du sang. Sans pouvoir stopper le sang. J'avais déjà vu dans mes conversations avec d'autres leur tête exploser, ou fondre, ou se déchirer. Alors que je parlais. Et quelle contenance faut-il pour parler à un cadavre souriant sous le sang. Mais je continuais. Parce qu'il faut bien. Il faut bien laisser au temps le temps de passer. Je reviendrai la semaine prochaine, madame. Le cours de piano ne commençait jamais. Il s'achevait parce qu'on achève bien les chevaux, dans l'absurdité de quelques notes joyeuses avec mes mains poisseuses et rouges. Et je revois ces têtes qui explosent aujourd'hui. Avec de vraies bombes. Avec de vrais snipers. Partout. De l'autre côté du verre. Parce qu'elles sont vraiment de l'autre côté. Et si loin que la proximité de la fenêtre rend fou. Pas de main à tendre qui ne se heurte à la plaque de verre. Rien ne passe. Le refus de mourir et le désir de mourir. Se croisent. Tous les jours. Avec le jazz qui me rappelle ces autres jours où je voulais quitter ce monde, mais que je passais à chercher une bonne raison de rester.
On ne se refait pas.
Je suis échoué sur une plage. Les ordures portées par la marée autour de moi. Et le bois sec et poli par le sel. Et le sable. Répit. Des cailloux dans l'eau m'ont écorché les pieds. Du sang coule. Un peu. Derrière moi la barrière, et le bout de terre qui absorbe ma sueur. Quelques outils. Devant moi la mer et plus loin l'autre terre et les immeubles. Je ne veux pas rentrer au monde.
J'entends du jazz. De la chambre de Noemi. Elle s'y est mise parce qu'elle aime Murakami Ryu parait-il. Ça change des sons qu'elle partage avec nous d'habitude. Trompette de Cat Anderson. Pas de vidéo en accéléré. Des sons que je n'ai pas entendus à l'air libre depuis longtemps. Up Town. Des cafés l'après-midi. Des vodkas ou je ne sais plus le soir. Rarement accompagné. Mais je me suis séparé ici. Au moins une fois. Il y a, 25 ans, il y avait du monde. Les gens se connaissaient. On jouait parfois. La platine tournait. On se souriait. Je ne pensais pas un jour entendre du jazz venant de la chambre de Noemi. Une contrebasse.
J'ai passé trois ans à souffrir et vingt-cinq à me convaincre que je n'étais pas de ce monde… Alors pas étonnant que j'y sois encore, mais sans âme. À moitié du monde et à moitié mort. Et sans une bombe qui balaye tout ou un sniper qui emporte une tête, la mort n'est pas facile. Alors on se traine. Et on entraine les autres. Même si on ne le veut pas. Takamatsu du monde, et de la mort. Les routines qui font qu'on oublie le jour passé et qu'on se réveille comme s'il ne s'était rien passé. Et trente ans ou presque se passent et la même colère sourd. Mais elle prend d'autres formes.
Toi, tu essayes à tout prix de te convaincre que tu n'es bonne à rien. Pas difficile. Il suffit d'être où l'on ne peut rien, et de constater. Et plus on sait que l'on n'est bonne à rien, plus on est à l'aise dans ces lieux qui nous disent qu'on l'est bien, bonne à rien. Alors malgré l'énergie que tu mets dans tes sourires et dans tes rires, toi aussi tu es du monde et de la mort. Ici, mais sans y être. Ni ailleurs d'ailleurs. Et la seule chose que je puisse faire, parce qu'on est toujours seules, c'est te regarder avec tristesse de l'autre côté du verre, et réaliser que j'y vois ton image, sur la mienne. Déformées par presque une vie de différence. Et un sexe. Et je vois à quel point ma conviction a créé les conditions de mon absence au monde.
Je flotte au-dessus du sang. Sans pouvoir stopper le sang. J'avais déjà vu dans mes conversations avec d'autres leur tête exploser, ou fondre, ou se déchirer. Alors que je parlais. Et quelle contenance faut-il pour parler à un cadavre souriant sous le sang. Mais je continuais. Parce qu'il faut bien. Il faut bien laisser au temps le temps de passer. Je reviendrai la semaine prochaine, madame. Le cours de piano ne commençait jamais. Il s'achevait parce qu'on achève bien les chevaux, dans l'absurdité de quelques notes joyeuses avec mes mains poisseuses et rouges. Et je revois ces têtes qui explosent aujourd'hui. Avec de vraies bombes. Avec de vrais snipers. Partout. De l'autre côté du verre. Parce qu'elles sont vraiment de l'autre côté. Et si loin que la proximité de la fenêtre rend fou. Pas de main à tendre qui ne se heurte à la plaque de verre. Rien ne passe. Le refus de mourir et le désir de mourir. Se croisent. Tous les jours. Avec le jazz qui me rappelle ces autres jours où je voulais quitter ce monde, mais que je passais à chercher une bonne raison de rester.
On ne se refait pas.
31.7.25
De Shanghai à Perros Guirec
Bonjour,
Vous m'avez convaincu. J'ai appelé mon parrain hier. Je passerai une nuit à Perros en septembre, à mon retour de tous les lieux que je vais voir d'ici là. Il me restera quelques jours à Paris avant mon départ pour le Japon.
Hier je parlais avec une vieille amie de Tokyo. On se disait que l'exil pose un fond de douleurs sur lesquelles se superposent toutes les autres, celles normales, de la vie de tous les jours. Mais tout est tellement enfoui qu'il est difficile de faire la différence. C'est comme le fond du ciel qui contient encore les choses diaphanes qui datent de la création de l'univers. Il faut habilement soustraire tout ceci pour voir les phénomènes qui nous entourent vraiment.
(Les oiseaux commencent à chanter. J'ouvre la fenêtre même s'il fait encore un peu froid.)
Après cet échange, j'ai diné avec papa. Il a devant sa table, posées sur un petit meuble à hauteur du regard, ces vieilles photos noir et blanc de nous. Des photos d'il y a cinquante ans. Nous étions assis sur le parvis de la maison d'une tante sur la rue des Sept Îles, avec l'oncle, muet, et l'autre tante, la mère de mon parrain. Nous n'avons jamais connu nos grands-parents. Ils sont morts tous deux de la tuberculeuse avant la fin de la guerre. Papa avait neuf ans.
La maison a disparu, les maisons voisines que nous connaissions bien, aussi. Il reste un immeuble, et là où le jardin se trouvait, un parking, fermé par une grille épaisse qui nous empêche de voir où se trouvait le banc devant la maisonnette qui nous hébergeait, l'allée qui menait aux poiriers, le cabanon vert où nous passions les journées pluvieuses, et l'abri à outils envahi de toiles d'araignées qu'on retirait chaque été.
(Je crois me souvenir que Pierre Jakez Élias est de votre région. J'ai eu un moment très « Breton » il y a longtemps. Serveur dans une crêperie à Montparnasse, quelques cours de langue à la Mission, musique et un peu de danse. J'en ai conservé des CD qui m'émeuvent encore un peu.)
Encore hier, il faut bien remplir sa première journée de choses communes pour retrouver ses ancres, j'étais assis à une terrasse, devant la place de la mairie d'Alfortville. Et j'essayais de comprendre ce que voulaient me dire les sons, les gestes, les lumières, les objets, qui m'entouraient. J'essayais de faire remonter toutes ces expériences d'il y a bien longtemps (même si je n'ai jamais fréquenté cette terrasse quand je vivais ici). Les voix fortes venant de l'intérieur du bar, à 21 h, ne sont pas les mêmes que celles que j'entends au Japon. Elles ne résonnent pas des mêmes expériences (j'exprimais un peu ça quand nous attendions l'embarquement). Mais elles évoquent quantité de bars, de terrasses, de moments joyeux, qui n'existent qu'ici.
Avec des amis du Japon, j'ai contribué des textes à un petit livre que nous avons autopublié. Il s'appelle « Écrire à Tokyo ». Si vous venez un jour, il pourrait vous servir de guide pour voir les choses dont on ne parle pas dans les guides. On le trouve justement à la librairie d'Alfortville devant l'église où j'ai promis d'apporter des cafés ce matin.
Reposez-vous bien.
Jean-Christophe
Vous m'avez convaincu. J'ai appelé mon parrain hier. Je passerai une nuit à Perros en septembre, à mon retour de tous les lieux que je vais voir d'ici là. Il me restera quelques jours à Paris avant mon départ pour le Japon.
Hier je parlais avec une vieille amie de Tokyo. On se disait que l'exil pose un fond de douleurs sur lesquelles se superposent toutes les autres, celles normales, de la vie de tous les jours. Mais tout est tellement enfoui qu'il est difficile de faire la différence. C'est comme le fond du ciel qui contient encore les choses diaphanes qui datent de la création de l'univers. Il faut habilement soustraire tout ceci pour voir les phénomènes qui nous entourent vraiment.
(Les oiseaux commencent à chanter. J'ouvre la fenêtre même s'il fait encore un peu froid.)
Après cet échange, j'ai diné avec papa. Il a devant sa table, posées sur un petit meuble à hauteur du regard, ces vieilles photos noir et blanc de nous. Des photos d'il y a cinquante ans. Nous étions assis sur le parvis de la maison d'une tante sur la rue des Sept Îles, avec l'oncle, muet, et l'autre tante, la mère de mon parrain. Nous n'avons jamais connu nos grands-parents. Ils sont morts tous deux de la tuberculeuse avant la fin de la guerre. Papa avait neuf ans.
La maison a disparu, les maisons voisines que nous connaissions bien, aussi. Il reste un immeuble, et là où le jardin se trouvait, un parking, fermé par une grille épaisse qui nous empêche de voir où se trouvait le banc devant la maisonnette qui nous hébergeait, l'allée qui menait aux poiriers, le cabanon vert où nous passions les journées pluvieuses, et l'abri à outils envahi de toiles d'araignées qu'on retirait chaque été.
(Je crois me souvenir que Pierre Jakez Élias est de votre région. J'ai eu un moment très « Breton » il y a longtemps. Serveur dans une crêperie à Montparnasse, quelques cours de langue à la Mission, musique et un peu de danse. J'en ai conservé des CD qui m'émeuvent encore un peu.)
Encore hier, il faut bien remplir sa première journée de choses communes pour retrouver ses ancres, j'étais assis à une terrasse, devant la place de la mairie d'Alfortville. Et j'essayais de comprendre ce que voulaient me dire les sons, les gestes, les lumières, les objets, qui m'entouraient. J'essayais de faire remonter toutes ces expériences d'il y a bien longtemps (même si je n'ai jamais fréquenté cette terrasse quand je vivais ici). Les voix fortes venant de l'intérieur du bar, à 21 h, ne sont pas les mêmes que celles que j'entends au Japon. Elles ne résonnent pas des mêmes expériences (j'exprimais un peu ça quand nous attendions l'embarquement). Mais elles évoquent quantité de bars, de terrasses, de moments joyeux, qui n'existent qu'ici.
Avec des amis du Japon, j'ai contribué des textes à un petit livre que nous avons autopublié. Il s'appelle « Écrire à Tokyo ». Si vous venez un jour, il pourrait vous servir de guide pour voir les choses dont on ne parle pas dans les guides. On le trouve justement à la librairie d'Alfortville devant l'église où j'ai promis d'apporter des cafés ce matin.
Reposez-vous bien.
Jean-Christophe
26.6.25
Il est 9 heures
Je regarde l'horloge
Il est 9 heures à Gaza
Il est 9 heures, sous les bombes israéliennes
Il est 9 heures, dans le sang palestinien
Je bois mon café
Je regarde l'horloge
Il n'est plus 9 heures et 9 enfants sont morts
Et d'autres aussi, qui ont été enfants
Et d'autres, enfants ou qui l'ont été
Regardent en s'esclaffant les corps éparpillés
Et crachent sur les cœurs déchirés
Ils en tombent à genoux
De rire, ils se roulent par terre
Dans les flaques de sang
Dans leurs propres crachats
Et s'y noient
Je regarde l'horloge
Je bois mon café, et le sang, et les crachats
Il est 9 heures à Gaza
Il est 9 heures, sous les bombes israéliennes
Il est 9 heures, dans le sang palestinien
Je bois mon café
Je regarde l'horloge
Il n'est plus 9 heures et 9 enfants sont morts
Et d'autres aussi, qui ont été enfants
Et d'autres, enfants ou qui l'ont été
Regardent en s'esclaffant les corps éparpillés
Et crachent sur les cœurs déchirés
Ils en tombent à genoux
De rire, ils se roulent par terre
Dans les flaques de sang
Dans leurs propres crachats
Et s'y noient
Je regarde l'horloge
Je bois mon café, et le sang, et les crachats
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