On est passé au Book Off de Kōtōgawa tout à l’heure. Avec Noemi et Noriko. Yuto est à Osaka avec une copine et ses parents. Dans le rayon des livres pour enfants, il y a tous les livres qu’on leur avait achetés. J’y suis resté longtemps. J’ai toujours aimé lire les titres des livres sur leur tranche. Je passais des heures en bibliothèque à ne faire que ça. Et quand au bout de trop de temps j’en sortais un du rayon, ce n’était que pour le remettre vite à sa place après en avoir consulté quelques pages et la table des matières.
Ceux-là, je ne les ai pas sortis du rayon. Je les connais.
Cet après-midi, j’étais seul dans l’appartement. J’ai regardé la salle à manger et je me suis demandé ce qui n’y serait pas si j’avais vécu seul. Les photos de mes parents y seraient, mais peut-être pas les mêmes. Ne seraient pas là les dessins du jardin d’enfants, la peluche dont j’ai déjà parlé, beaucoup de livres, beaucoup d’objets qui n’ont signifié quelque chose qu’un instant et qui portent maintenant le poids de toutes ces années que je place sur eux, mais sans peser plus lourd. C’est juste moi qui m’enfonce.
Maman a un jour jeté la liasse de tickets de trains que j’avais gardés précieusement dans le tiroir de ma table de chevet. C’étaient les abonnements hebdomadaires que j’avais utilisés quand Evelyn était en France. Je les avais soigneusement annotés pour me souvenir avec précision des mots qu’on avait échangés, des stations de métro par lesquelles on était passés. J’ouvre le tiroir. Rien. Mais la mémoire d’avoir eu la mémoire des choses reste, elle. Comme un creux qui a la forme de la chose qui n’est plus. Alors, elle est encore, non ?
Autre rayon. Un travail de linguistique historique sur la transformation de la langue japonaise depuis ses premières traces écrites. Et dans mille ans, de quelles traces parlera-t-on ? L’instant présent n’a existé que parce qu’il était suivi par l’instant suivant. Et tout part. On n’a pas la perception du temps qui coule dans tout, sur tout. Les serviettes qui tremblent sous le souffle des pales du ventilateur qui tourne régulièrement. Je vois le temps couler, sur moi. Je suis immobile.
Le regard se trompe quand il tente de s’accrocher aux reflets de la lune sur la mer. Les reflets ne bougent pas, les vagues oui. Et sans le savoir, le regard a suivi les vagues et est déjà loin. On se force à revenir aux reflets. Et on glisse, encore, et encore. Les reflets ne sont pas la chose. La lune est loin.
Autre rayon. L’annonce parle de Cocco. J’entends la musique. Je la reconnais, de très longtemps. De l’époque où il n’y avait rien sur mes murs. Pas de parents, pas d’enfants. Avant tout.
J’ouvre l’ordinateur. J’essaye de m’accrocher aux images des enfants morts à Gaza. J’essaye de m’accrocher aux images des pères qui pleurent en les portant à bout de bras. J’essaye de m’accrocher aux images des mères qui hurlent de douleur. J’essaye de m’accrocher aux images des enfants qui ne sont pas encore morts et qui nous regardent dans l’objectif en sachant que la prochaine bombe les ensevelira sous des tonnes de béton et de sang. Mais mon regard glisse désespérément sur les cadres blancs et pleins de vides et quand il veut revenir, les enfants qui n’étaient pas morts le sont, les mères et les pères aussi. Le creux qui a la forme de la douleur morte m’éviscère.
Notre langue survivra-t-elle à ce monde. Je ne pose pas de question.