8.12.21

Tristesse infinie ce matin

J’ai appris qu’un moine ermite qui était devant la gare depuis un an, peut-être depuis le début de l’épidémie, et à qui je parlais un peu tous les jours est décédé dans la semaine. De maladie ou de froid, je ne sais pas.

Ça faisait quelques jours que je ne le voyais plus, et la dernière fois, il n’avait pas l’air d’aller bien, mais moi j’étais en retard et je ne me suis pas arrêté sur mon vélo. Je l’ai regardé de loin en me maudissant de m’être levé trop tard.

Ce jour là il était assis, comme à son habitude, sur le parvis froid de la gare de Takamatsu. Il avait une serviette nouée sur la tête. Il était penché en avant comme s’il somnolait. Sa coupelle devant lui.

Aujourd’hui en allant au bureau, j’ai traversé l’esplanade en espérant l’y retrouver, mais en me disant que peut-être la police lui avait demandé d’aller ailleurs. Quelques jours auparavant je l’avais vu à la sortie d’un restaurant du quartier, il s’était apparemment fait expulser. Il s’excusait alors auprès du garçon qui lui faisait remarquer poliment que son comportement (il avait claqué la porte d’entrée ?) n’avait pas été correct. J’avais regardé l’échange de loin au cas où quelque chose se passe et que je ressente l’obligation d’intervenir, d’une manière ou d’une autre, et après quelques minutes je m’étais éloigné en souriant, en me disant que ça n’était pas bien grave.

Ce matin, il n’était toujours pas là. À midi, alors que je rentrais plus tôt du bureau, je décidais de passer au poste de police de la gare. Le monsieur de garde connaissait bien l’homme. Quand je lui ai demandé s’il savait où il était, il m’annonça sans plus de précautions que son corps avait été retrouvé la semaine dernière, à côté du parc de Tamamo, les causes du décès encore inconnues, peut-être la maladie…

J’ai ressenti une douleur sourde dans la poitrine. Un étouffement. Puis j’ai suffoqué, et je n’ai pas pu retenir mes larmes. Je suis resté dans le poste, debout, devant ce policier interloqué, et j’ai pleuré sans penser au temps, sans savoir non plus où aller. J’ai parlé un peu sans que les mots se détachent des sanglots. Puis je me suis excusé et j’ai repris le chemin de la maison, en poussant mon vélo sans force et en me cachant sans le pouvoir derrière mon masque.

Je m’étais dit souvent que je devrais l’inviter à la maison pour qu’il puisse au moins se laver et faire sa lessive (il était noir de crasse), et depuis le début de l’hiver, chaque matin quand je lui parlais je lui disais qu’il fallait faire attention à ne pas prendre froid. Il avait toujours un sourire incroyable et il me faisait ses bénédictions bizarres en me retenant avec un « attendez, je vous fais un oharai » quand je mettais 500 yens dans sa coupelle.

Pendant ces mois où il était là, avec une serviette sur la tête par temps de pluie, ou la tête nue sous le soleil dur de l’été, j’étais heureux de le retrouver. Les jours où je n’avais pas assez d’argent dans mon porte-monnaie (ou pas assez d’argent du tout) je me disais que même 50 yens, je pouvais le faire. Que ce qui comptait c’était de descendre du vélo, même mouillé, de lui dire bonjour, de l’entendre faire sa magie, qu’on se regarde, et qu’on se dise un peu à demain, peut-être. Moi, ça me faisait du bien. Ces deux ans ont été durs. Il était un repère, un point fixe, une ancre, un moment où l'anonymat n'est plus de mise, où on se découvre un peu à l'autre, où l'on devine l'un l'autre une histoire sans trop en dire.

Il avait choisi ce lieu parce qu’il était proche de la mer, qu’il était ouvert au ciel, et que le vent y était fort. Un jour où on avait parlé plus longtemps, il m’avait expliqué qu’il utilisait ces forces pour transmettre un peu d’énergie aux gens qui le matin allaient au travail. Quand je lui donnais un peu plus qu’à l’habitude, il me donnait une amulette, un jour un dessin étrange dans une petite pochette en plastique, un autre jour un livre de soutras où je pense avoir aujourd’hui trouvé son nom. En tout cas, je veux bien croire que c’est le sien, écrit en caractères maladroits, un peu comme sa langue qui hésitait toujours un peu avec les mots.

Il dormait dans les jardins publics, pas loin de la gare. Je l’y croisais souvent. Je ne voulais pas le déranger dans ces moments privés. Mais je le saluais de loin.

J’ai appelé le commissariat central aujourd’hui. On dirait que le cas n’est pas clos, qu’ils n’ont pas encore retrouvé sa famille, et de toute manière ils ne peuvent rien me dire. Le policier a eu la gentillesse de me dire qu’il me fallait faire le deuil, tout seul.

Je pense à Saint Exupéry et à son Petit Prince. Mais moi, je ne suis mécano de rien, et le désert en béton de la gare, il sera toujours ici, chaque matin, pour me rappeler que peut-être, si j’avais tendu la main, un peu plus près de lui, si j’avais vu que ses pieds étaient abîmés parce qu’il était arrivé au bout de sa route, et bien peut-être qu’il serait encore ici aujourd’hui, à parler encore aux éléments, à bénir encore d’autres gens, à insister pour que je prenne une amulette qu’il savait pourtant m’avoir déjà donnée.