8.7.19

La saison des grenouilles écrasées

[le 9 juillet 2018]

J’avais conservé ce titre pour le chef-d’œuvre de ma vie. Il y a peu de chances pour qu’il voie le jour alors autant le sacrifier et l’accoler à ces quelques paragraphes. À moi d’essayer d’être à la hauteur.

Ça débute en juin. La date change chaque année. C’est peu après la mise à l’eau des rizières. Un soir, alors qu’il fait nuit noire, le concert commence, avec une voix, puis deux, trois, et d’un coup c’est la rizière entière qui tremble sous le coassement des grenouilles. Notre chambre donne directement sur cet espace où se reflète la lune, ou la lumière des fenêtres des maisons adjacentes. Il faut quand même quelques jours pour s’habituer et arriver à enfin ignorer les batraciens pour pouvoir dormir.

Mais comment leur en vouloir ? Ce sont pour la plupart de petites grenouilles vertes qu’on retrouve le lendemain sur les feuilles des plantes du jardin ou parfois sur une vitre. Pas timides, elles partent vite explorer l’au-delà et finissent par s’égarer sur l’asphalte. Une après l’autre elles vont alors mourir cuites sur cette surface noire et puante ou écrasées par les automobilistes qui ne pourraient pas les éviter même s’ils les voyaient.

Mais le concert continue et ce n’est ni l’asphalte brûlant ni les conducteurs insensibles à l’esprit d’aventure des quadrupèdes sauteurs qui lui mettront fin, mais bien la saison, et la moisson. À l’automne, alors que les sons qui envahissent notre espace sonore sont le vacarme des cloches et des tambours des danses du Shishi qui célèbrent la récolte juste avant que l’air se rafraîchisse, les grenouilles ont disparu. Elles ont replongé sous terre pour attendre l’été suivant.


De juillet à octobre, donc. La saison des pluies, des typhons, de la chaleur humide et lourde de l’été, de l’air conditionné qui glace l’air des bâtiments et des transports en commun, des sirops fruités qui dégoulinent sur les copeaux de glace, des pastèques que des enfants aveuglés par des bandeaux tentent en riant de briser à coups de bâtons donnés un peu au hasard sur la plage, des publicités pour une bière plus fraîche que l’autre qui tournent en boucle à la télé, des cigales qui ne vivront qu’une semaine, le temps de pondre ou de se faire attraper pour finir leur vie dans une boîte en plastique, à côté d’un coléoptère à corne condamné lui aussi dans ce zoo morbide fait de sciure de bois avec pour seule nourriture une gelée supposément à son goût, des moustiques qui feront leurs ravages jusqu’aux premiers froids et de l’encens vert dont l’épaisse fumée sert à les repousser. Mais surtout des grenouilles, qui finiront comme une croûte brune sur le chemin qui mène à la maison.