14.4.21

Fermez la parenthèse

Je suis dans la salle d'attente de mon psy. Je lui ai promis il y a trois semaines de lui parler de l'ours en peluche dont je m'occupe. En japonais ça donne « 面倒見ているぬいぐるみ ». Il a forcément tiqué sur les termes.

Il y a bientôt 50 ans, l'ours en peluche qui me tenait compagnie est mort dans une machine à laver. Ça n'a pas fait la rubrique des chiens écrasés, mais ça m'a sérieusement chiffonné.

Je me souviens de lui, tenu par maman à la sortie de la machine. La tête décollée du tronc, par la vieillesse et la force centrifuge. Des années plus tard j'ai remarqué, dans le coin d'une photo de mauvaise qualité, qu'il était assis sur le dossier d'un canapé, dans un salon qui à l'époque me paraissait bien plus grand. Il avait donc bien existé.

Automne 2004. L'arcade commerçante de Marugame tombe de rouille. Magasins de fripes d'occasion, et autres tentatives de remplir l'espace vide. Trois ours en peluche de taille différente sont assis sur une table. Celui du milieu me semble correspondre le mieux à la taille du bébé qui va naître, et qui aura peut-être besoin d'un compagnon, en tout cas au début. Je l'achète. Un peu pour lui, un peu pour moi, aussi.

Finalement, ni Yuto, ni Noemi ne montreront un intérêt particulier pour cet ours, condamné donc à prendre la poussière dans un panier au fond d'une armoire. Ça n'est pas la destinée que je lui avais imaginée. Mais finalement, les ours en peluche, ça vit comment, et ça meurt comment à part dans une machine à laver ? Je n'en sais rien.

Je n'ai pas pu me résoudre à le laisser seul, dans une chambre maintenant vide. Alors je l'ai pris avec moi. Au début c'était étrange. Il était là, il me regardait, il avait l'air de me dire que maintenant, il fallait bien que je m'occupe de lui, que ça faisait plus de 16 ans qu'il attendait et qu'il faudrait bien que je me résolve à prendre mes responsabilités.

Il y a quelques mois, j'ai dû le sentir seul, ou bien c'était moi, je l'ai pris et je l'ai mis à côté de moi, dans le futon. Il n'a pas bougé. Je me suis allongé et je lui ai silencieusement souhaité bonne nuit. Noriko était allongée dans le futon d'à côté. Elle dormait déjà. Je l'ai embrassée et j'ai lu quelques pages avant d'éteindre la lumière et de m'endormir.

Au matin il était toujours là, un peu remué par la nuit. On s'est regardés, comme j'imagine on avait pu le faire il y a cinquante ans. Noriko était déjà descendue. Je l'imaginais moudre le café et faire chauffer l'eau. Je me suis levé. J'ai arrangé les couvertures pour qu'il ne prenne pas froid pendant la journée et je suis descendu.

On s'attache aux choses parce que les personnes sont imprévisibles. On ne peut savoir à l'avance la douleur qu'elles s'infligent et qui va se répendre autour d'elles, jusqu'à atteindre tous les recoins des espaces qu'elles occupent. « Personne » est féminin, et laisse à penser que je ne parle pas aussi de moi. Ça n'est pas le cas.

Les choses sont prévisibles. Elles ne se rebellent pas. On peut leur assigner de la tristesse, de la joie, du vide, et elles les conservent précieusement dans des formes, des couleurs, des douceurs, des odeurs, et on n'a pas besoin de mettre de pièce dans ce juke-box, il suffit d'être là.