(Octobre 2016)
Dans un essai paru l’an dernier, Paul Graham tentait de donner une valeur objective à l’assertion « la vie est courte ». Pour ceci, il comptait par exemple le nombre de fois où il pourrait célébrer l’anniversaire de son fils pendant que celui-ci était encore enfant, considérant que ceci était très différent d’un anniversaire passé avec un adolescent ou même avec un adulte.
J’ai lu cet essai quelques semaines avant d’intervenir dans un lycée local. Je prépare rarement avec profondeur ces interventions, mais l’article de Graham m’avait suffisamment marqué pour qu’il devienne l’axe de celle-ci. J’en tirai une conclusion semblable à la sienne : on doit vivre sa vie en ayant conscience que celle-ci est non seulement courte, mais qu’elle peut également s’interrompre à tout moment. On doit donc éviter soigneusement ce qui ne participe pas de notre bonheur individuel, sachant que celui-ci se répercutera forcément sur la famille, le groupe de travail, et éventuellement la société dans son ensemble.
Aux élèves, je parlais de mes trois ans à la préfecture, suivis de ma décision de ne jamais accepter d’être salarié. Je préférais donc une certaine pauvreté et instabilité financière en échange de la liberté de choisir mon activité et d’user de mon temps à ma guise. Je leur parlais aussi des années de dépression qui ont suivi. La dépression n’était pas due à cette soudaine liberté, mais à ces trois ans passés sans stimulation, sans reconnaissance, sans rien de ce qui épanouit pleinement un être humain.
On ne parle pas souvent de dépression au Japon. Les élèves qui pour beaucoup avaient déjà passé de nombreuses années dans un système leur offrant peu de stimulation et pas beaucoup plus de reconnaissance ne montrèrent aucune difficulté à accepter mon discours. Les professeurs présents me dirent à la fin de la rencontre à quel point la liberté de ma parole les avait touchés. Eux aussi avaient sûrement une idée sur la question.
C’était il y a quelques mois, avant un séjour estival longtemps attendu en France où je retrouvais quelques anciens amis et où je riais beaucoup, suivi du retour à Takamatsu d’où j’écris ces lignes.
Il y a quelques jours, je disais à Yuto, mon second fils qui aura bientôt douze ans, que ce mois de septembre avait une signification particulière pour moi. À 23 ans, il y a donc tout juste 23 ans, en septembre 1993, je quittais brutalement le domicile qui depuis quelques années n’était plus que « paternel », avec pour tout bagage un livre et quelques jours de vêtements propres. Les années qui suivirent m’affectèrent profondément et tout sembla s’accélérer dans un mouvement centrifuge qui me propulsa au Japon sans que je réalise alors l’importance des choix qui s’offraient à moi.
Cet échange avec Yuto avait commencé alors que je remarquais qu’il lisait « Un collégien SDF » (ホームレス中学生) que l’on avait acheté il y a quelques années à son frère aîné. « Moi aussi j’ai été SDF, dans un certain sens. ». Je pensais à cet automne froid et humide de 93 ou je me trouvais à passer de chez un ami à chez un autre. En novembre, j’incorporais le 22e régiment d’infanterie à Vincennes pour une affectation dans le civil en espérant pouvoir rester sur la caserne. Après une première nuit mendiée, un sous-officier me fit comprendre que sans avoir fait ses classes, il était impossible de rester.
Je parlais de ça à Yuto en partie pour tenter de remettre de l’ordre dans ces épisodes de ma vie qui réapparaissaient subitement, et en partie pour bénéficier un peu de l’aura qui émanait de l’auteur devenu depuis geinojin à succès. L’effet ne fut pas celui escompté. J’eus droit à un regard oblique et à un instant d’attention patient avant que mon fils ne se replonge dans sa lecture après avoir réalisé que je n’avais pas grand-chose à ajouter.
Que Yuto préfère cette autobiographie d’un enfant de son âge aux affabulations mal documentées de son père ne me toucha pas plus que ça. Je profitais cependant de cette occasion pour me dire qu’une évaluation de ces 23 ans à l’aune du texte de Graham et de ma propre expérience me permettrait d’établir de meilleures priorités pour les années à venir.
Sur l’échelle de ma vie, il ne me reste que peu de temps à passer avec mes enfants. Aujourd’hui ils représentent l’essentiel de la stimulation et de la reconnaissance qui me fait avancer. Ils partiront un jour. Derrière eux, on ne trouvera que des photos que l’on a oublié d’imprimer, quelques graffitis sur les murs qui disparaîtront quand on changera le papier, quelques livres, quelques jouets, autant de distractions pour les fantômes qui nous tiendront alors compagnie.
Quand ils reviendront à la maison, fréquemment au début, puis une fois l’an, s’ils sont proches, on se dira « tu te souviens ? » en essayant de rattraper ces instants que l’on n’avait pas eu le temps d’apprécier alors, mais au fil des ans, ces allées et venues deviendront comme les balancements de la pendule de Brel, qui dira oui un jour, puis qui dira non un autre. Et puis, le jour où l’on aura oublié le fait même qu’il y avait eu des souvenirs, elle nous dira « je vous attends » et on pourra partir nous aussi.