Je ne sais jamais trop comment transformer un « san » en français. M. Horichi ça ne va pas. C’est trop formel. C’était un rocker, un vrai, qui a accompagné tous les musiciens ici, et qui a tourné dans tout le Japon à l’époque où le rock tournait.
La photo que j’ai trouvée de lui sur le mur d’un rideau de fer abaissé l’autre jour à Marugame était belle. Ça devait être un concert de Mondo Diamond, il y a 10 ans. Il grattait sa guitare fièrement, ses cheveux longs et gris qui tombaient jusqu’au coude.
C’était sans doute l’époque où j’avais ma crête décolorée à ce qu’ils avaient de plus décolorant ici. Ça donnait un jaune un peu pisseux et dès les premiers jours le noir de ma chevelure recommençait à sortir de mon cuir, et ça faisait comme ils disent ici un « flan caramel », maladie que tous les blonds japonais connaissent. Moi en plus il fallait que je me rase régulièrement les deux côtés du crâne, en faisant attention de ne pas toucher au milieu.
Lui, il m’appelait Jan-san. Il ne savait pas que Jean n’était qu’un bout de mon prénom, ou peut-être qu’il le savait, mais il ajoutait quand même « san » quand on se croisait dans l’arcade, quand il allait acheter des fripes pour son magasin et que moi j’allais au bureau.
Mais Horichi ça ne va pas non plus parce que c’est son nom de famille, et finalement je n’ai jamais connu son prénom, jusqu’à aujourd’hui.
Samedi dernier, quand j’ai vu la photo sur le poster, je me dirigeais vers la gare pour rentrer chez moi, et le concert annoncé se déroulait le lendemain soir à Rizin, une salle de Takamatsu en sous-sol où je vais de temps en temps pour voir les Samurai Jets, très anciennement Bourbon Street, où en tout cas j'allais, avant la pandémie.
J’étais content parce que je pensais que M. Horichi s’y trouverait, avec son groupe qui justement était annoncé. En toute honnêteté je n’avais pas réfléchi au « arigato ». Ça m’aurait peut-être mis la puce à l’oreille. Mais j’étais content de le voir, et Julien venait de Tokyo pour un concert, alors je me suis dit qu’on pourrait passer à Rizin après son truc.
Bon, ça ne s’est pas passé comme ça. Julien voulait aller à Lux, une boîte que je ne connaissais pas, mais en fait si, je la connaissais parce que c’était le truc qui avait été lancé il y a 10 ans à côté du resto où je donnais des cours de français il y a 20 ans, et pas loin de mon ancien bureau. Mais je n’y étais jamais entré. Alors quand Julien m’a dit que le lieu était connu dans tout le Japon, en tout cas dans tout son Japon, j’ai tiqué et je l’ai suivi.
On était 4. Julien, Ian, l’anglais qui en fait était venu pour la musique (c’est l’auteur d’un bouquin sur la scène indies au Japon), sa femme Kaname qui a un air métis, mais qui ne l’est pas plus que moi, et moi. Et la dame de Lux nous servait des bières, et on a tenté une tequila parce que c’était les 40 ans de Julien et il était content de les passer ici, et moi ça m’a rappelé les étudiantes anglaises du programme Erasmus quand j’étais à Jussieu il y a 30 ans et qu’on se faisait des « lignes » bière-vodka-bière-vodka-bière-vodka jusqu’à n’en plus tenir. Mais je n’ai pris qu’une tequila et tout s’est bien passé. Pour moi.
Pendant que Ian nous mettait Lio et Week-end à Rome sur les platines virtuelles de son iPad, moi je papotais avec la dame. Et quand je lui ai dit que je voulais aller à Rizin pour retrouver M. Horichi, elle m’a regardé de derrière son masque, genre, « Ben, non. C’est pas possible. » Et moi je l’ai regardée de derrière mon masque, et j’ai incliné mon cou, comme savent le faire les gens qui vivent ici quand ils appréhendent un truc ou qu’ils ont un vide à la place d’une réponse, et elle me dit « il est mort en septembre. »
Mon cou est resté incliné parce que le point d’interrogation ne s’effaçait pas. Et puis elle m’a expliqué qu’il avait eu un accident de voiture. Il n’allait pas bien du tout à l’époque. Il était un quart paralysé, et il avait dû rater un angle mort, et il est mort. C’est aussi pour ça qu’on les appelle comme ça, les angles « morts ».
On a parlé un peu. Et moi je lui ai parlé de mon bonze. Et comme elle aussi elle habitait dans mon quartier, elle le connaissait, et comme elle ne savait pas qu’il était mort, elle aussi elle a incliné son cou, les yeux grands ouverts, éblouie par son point d’interrogation à elle.
On s’est échangé nos morts comme ça. On se regardait, et on parlait un peu, et on se remémorait nos histoires, avec Ian qui nous passait The Cure derrière, et on ne bougeait pas plus que ça. D’un autre côté, nos morts aussi ils ne bougeaient plus. Alors c’était la moindre des choses.
Aujourd’hui, je suis allé à Fuzz, le magasin où la 2 CV Charleston qui y est à l’ancre et pour laquelle je lui avais promis de trouver des pièces détachées fait office d’enseigne. J’ai présenté mes condoléances à la dame. Elle m’a dit que la photo datait de l’époque où j’avais organisé le concert de FLiP. Elle avait l’air triste, les yeux cernés. Elle a sorti une copie du poster taille 45 tours, et une autre grandeur nature. Je lui ai dit que j’en mettrais une au bureau, et une à la maison. Je lui ai demandé où il était enterré et elle m’a répondu que dans la brocante où il officiait, de l’autre côté de la rue, il y avait un autel improvisé où on pouvait faire brûler de l’encens.
On est sorti tous les deux de Fuzz, qu’elle a laissé à sa collègue, on a traversé la rue. Elle a ouvert la porte. La lumière était allumée sur le comptoir, où à côté du vieil iMac bruni par la fumée de cigarette, il y avait une autre belle photo noir et blanc, dans un cadre en bois neuf, avec devant un bol déjà plein des cendres de bâtons d’encens brûlés et un paquet des cigarettes qu’il aimait. Posées contre le comptoir, il y avait ses quatre guitares, des amplis aussi.
J’ai pris deux bâtons, je les ai allumés avec le briquet rose transparent posé à côté, je les ai plantés dans la cendre, j’ai joint les mains et j’ai fermé les yeux. Quand je les ai réouverts, j’ai remarqué le bouquet de fleurs des champs à côté de la photo. On est sortis et je lui ai dit que je ramènerai des fleurs la prochaine fois. On s’est souri et on s’est séparés.