29.5.24

Rêves

20 ans déjà. Ou presque. 20 ans que je n’avais pas pensé à toi. Ou presque. Ou juste parfois, pour me dire avec étonnement, au détour d’une image, que je ne pensais plus à toi. 20 ans déjà. 


Quelle ne fut pas ma surprise, je ne sais pas quand parce que la temporalité du rêve n’existe pas, la nuit dernière ? ce matin ? de te revoir, en vrai, comme je t’ai quittée au printemps 1989. Et comme dans tous les rêves, tout est tellement réel, au point que je sais intimement que c’était bien toi, à la douleur près que tu étais réelle dans le rêve, mais que dans la réalité du réveil tu n’étais de nouveau plus qu’un rêve. 


L’histoire est composée de trois parties, autant que je puisse m’en souvenir 18 heures après. J’ai essayé d’en conserver en tête le plus grand nombre possible de bribes. J’ai essayé de ne pas parler, de ne pas regarder, de ne pas partager. Et maintenant que je tente d’en laisser quelques traces, pour conserver la mémoire du séisme (j’avais cru si longtemps que tu ne me hanterais plus jamais) tout s’efface. Quelle ironie. 


Tu es là. Je ne sais pas où. Mais tu es là, et on parle. Je ne sais pas de quoi.


Il y a une distance entre nous. Mais pas la même distance qu’on avait quand je suis allé te voir, en avril 1989. Celle d’où tu me regardais en te demandant pourquoi j’étais là, celle d’où je te regardais en me demandant pourquoi j’étais ici.


Images en désordre. « Sweet Home Alabama » sort des hautparleurs de la radio de ta voiture. Tu me dis « c’est la même chose tous les printemps ». Il fait nuit quand on sort de JFK. Je crois qu’on est dans un bus. On se dirige vers Greenwich Village. Bleeker Street. Je ne sais rien. J’ai encore du mal à parler anglais. Je dors sur un canapé. Ma valise ouverte à côté. Je n’ai pas encore 20 ans. Tien An Men, le mur de Berlin, tout ça n’existe pas encore.


Upstate. Bard College. En train ? Des cars affrétés pour Washington. Ma première manifestation, organisée par NARAL et NOW. Les escalators du métro. Plus propres et plus chromés qu’à Châtelet.


Une soirée. Un lit qu’on partageait sans se toucher. Un peu trop de Budweiser. Une demi-douzaine dans une voiture pour rentrer au dortoir. Une salle sombre et une grande table. Des moments tendus. Finalement, pourquoi suis-je ici ? On se sépare. L’océan nous sépare, et personne ne me répondra.


Et le sable du sablier qui ne cesse de m’enfouir. J’étouffe. Mais j’arrive enfin à sortir la tête de cette gangue, il y a donc 20 ans. Avec cet appel si court. Quelques mots échangés. Tu me dis que tu préfères l’écriture. Je ne dis rien. Je suis seul dans cette pièce, à Kokubunji. Il fait nuit et je crois que c’est la veille de Noël. Et la page se tourne. 


Hier soir, tu étais là. Rien ne s’est passé. Je crois qu’on s’est parlé. Autre scène, plus kitanesque celle-là. Je nettoie une moquette. Autour de moi des mafieux japonais. L’un d’entre eux est ton époux. Mais c’est un ancien camarade de kendo dans ma réalité. Je suis à quatre pattes. Je te retrouve parfois. Il est là aussi, et les autres aussi. 


Je me réveille avant six heures. Trop de fatigue. Je me rendors. Je suis au bord de la mer. Ce n’est plus toi. C’est une amie japonaise. Tamae. Les vagues frappent la jetée. Elle est gentille avec moi. Elle me prend dans ses bras. Je me vois, sa tête inclinée sur la mienne. Pourquoi ? La mer est un peu forte, comme ces marées d’aout sur Trestraou. 


Je me réveille. Choqué. Je ne veux plus rêver. Je ne veux plus croire qu’il y a des moments doux dans un ailleurs qui n’existe pas. Je ne veux pas croire qu’il n’y a de moments doux que dans cet ailleurs-là.