9.11.25

Fébrilité

Un peu comme certains, je me force à la nausée. Chaque jour. Au moins. Pour nourrir ma fébrilité. Pour l'apaiser. Certains disent « radical ». On devient radical en regardant trop de vérité et en se disant qu'il y en a tellement que c'est insoutenable. Alors on va à la racine. Dans les entrailles. Au fond du monde. Et on s'y demande comment stopper l'horreur. Et on ne trouve pas. Parce que le navire coule par trop d'orifices. Et on a beau tenter de tout son corps.

Je suis échoué sur une plage. Les ordures portées par la marée autour de moi. Et le bois sec et poli par le sel. Et le sable. Répit. Des cailloux dans l'eau m'ont écorché les pieds. Du sang coule. Un peu. Derrière moi la barrière, et le bout de terre qui absorbe ma sueur. Quelques outils. Devant moi la mer et plus loin l'autre terre et les immeubles. Je ne veux pas rentrer au monde.

J'entends du jazz. De la chambre de Noemi. Elle s'y est mise parce qu'elle aime Murakami Ryu parait-il. Ça change des sons qu'elle partage avec nous d'habitude. Trompette de Cat Anderson. Pas de vidéo en accéléré. Des sons que je n'ai pas entendus à l'air libre depuis longtemps. Up Town. Des cafés l'après-midi. Des vodkas ou je ne sais plus le soir. Rarement accompagné. Mais je me suis séparé ici. Au moins une fois. Il y a, 25 ans, il y avait du monde. Les gens se connaissaient. On jouait parfois. La platine tournait. On se souriait. Je ne pensais pas un jour entendre du jazz venant de la chambre de Noemi. Une contrebasse.

J'ai passé trois ans à souffrir et vingt-cinq à me convaincre que je n'étais pas de ce monde… Alors pas étonnant que j'y sois encore, mais sans âme. À moitié du monde et à moitié mort. Et sans une bombe qui balaye tout ou un sniper qui emporte une tête, la mort n'est pas facile. Alors on se traine. Et on entraine les autres. Même si on ne le veut pas. Takamatsu du monde, et de la mort. Les routines qui font qu'on oublie le jour passé et qu'on se réveille comme s'il ne s'était rien passé. Et trente ans ou presque se passent et la même colère sourd. Mais elle prend d'autres formes.

Toi, tu essayes à tout prix de te convaincre que tu n'es bonne à rien. Pas difficile. Il suffit d'être où l'on ne peut rien, et de constater. Et plus on sait que l'on n'est bonne à rien, plus on est à l'aise dans ces lieux qui nous disent qu'on l'est bien, bonne à rien. Alors malgré l'énergie que tu mets dans tes sourires et dans tes rires, toi aussi tu es du monde et de la mort. Ici, mais sans y être. Ni ailleurs d'ailleurs. Et la seule chose que je puisse faire, parce qu'on est toujours seules, c'est te regarder avec tristesse de l'autre côté du verre, et réaliser que j'y vois ton image, sur la mienne. Déformées par presque une vie de différence. Et un sexe. Et je vois à quel point ma conviction a créé les conditions de mon absence au monde.

Je flotte au-dessus du sang. Sans pouvoir stopper le sang. J'avais déjà vu dans mes conversations avec d'autres leur tête exploser, ou fondre, ou se déchirer. Alors que je parlais. Et quelle contenance faut-il pour parler à un cadavre souriant sous le sang. Mais je continuais. Parce qu'il faut bien. Il faut bien laisser au temps le temps de passer. Je reviendrai la semaine prochaine, madame. Le cours de piano ne commençait jamais. Il s'achevait parce qu'on achève bien les chevaux, dans l'absurdité de quelques notes joyeuses avec mes mains poisseuses et rouges. Et je revois ces têtes qui explosent aujourd'hui. Avec de vraies bombes. Avec de vrais snipers. Partout. De l'autre côté du verre. Parce qu'elles sont vraiment de l'autre côté. Et si loin que la proximité de la fenêtre rend fou. Pas de main à tendre qui ne se heurte à la plaque de verre. Rien de passe. Le refus de mourir et le désir de mourir. Se croisent. Tous les jours. Avec le jazz qui me rappelle ces autres jours où je voulais quitter ce monde, mais que je passais à chercher une bonne raison de rester.

On ne se refait pas.